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Alfredo da Gama e Abreu Valladào est professeur et directeur de la chaire Mercosur à l’Institut d’études politiques de Paris. Ce texte est d’abord paru en brésilien dans Hoffmeister W. (Dir.), 40 Anos Brasil : Polìtica, Sociedade, Cooperaçào Internacional, Konrad Adenauer Stiftung, 2009. La traduction française a été assurée par Charlotte Rault.
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Quarante ans séparent la proclamation du AI-5[1] par le gouvernement du maréchal Costa e Silva, en décembre 1968, de la réunion du G20 sur la crise financière à laquelle le Brésil de l’ex-syndicaliste Lula a été invité à participer pour essayer de trouver une solution à la crise économique globale qui a éclaté en 2008. Quatre décennies qui ont transformé un pays fermé, replié sur son isolationnisme traditionnel, en acteur émergent et volontaire de la scène mondiale. Durant cette courte période – un peu plus d’une génération –, les Brésiliens ont vécu une profonde transformation de l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes et de leur place dans le monde. Une société ouverte, chaque fois plus marquée par l’individualisme et la compétition capitaliste, a surgi des décombres du vieux clientélisme d’une économie rentière. Le Brésil d’aujourd’hui ne peut plus ignorer ni son impact au-delà de ses frontières, ni son interdépendance croissante avec le reste du monde.
Un rêve de distance : vivre de ses rentes
Depuis l’arrivée de Cabral sur une plage bahianaise, le Brésil se considérait comme une île perdue dans le sud de l’Atlantique, loin de tout et de tous. Une île aux dimensions infinies, un immense territoire pratiquement vide, dont la population se concentrait sur la côte. Ce sentiment d’infini et de distance a alimenté un esprit prédateur. Pourquoi économiser ou administrer un espace, des ressources, des tensions sociales ? Il suffisait d’avancer et de s’implanter un peu plus loin, de brûler un autre bout de forêt, d’élever quelques bœufs et… d’arrêter de se plaindre. Pendant des siècles, le pays a vécu de l’exploitation des matières premières d’une terre où « il suffit de planter pour que tout pousse[2] ». Accumuler du capital, créer des systèmes de production compétitifs ou conquérir des marchés n’avait pas de sens. Comme beaucoup de richesses naturelles restaient encore à exploiter, il suffisait de trouver l’acheteur. Le rêve n’était pas de valoriser le capital mais de vivre de rentes – « maître de terres et de gens », autonome, en évitant autant que possible les échanges plus complexes et se contentant d’importer des objets de luxe et les produits industrialisés nécessaires.
La sensation de liberté donnée par un territoire infini et la rude économie agricole et minière de rente ont produit une société extrêmement hiérarchisée, inégalitaire et, paradoxalement, peu conflictuelle. Peu de riches, beaucoup de pauvres, quelques rares révoltes. La liberté de circulation des individus dans un territoire dangereusement hostile était compensée et encadrée par des garanties collectives autoritaires dont le degré d’acceptation relative est surprenant rétrospectivement. L’équilibre social reposait sur des pyramides clientélistes qui compensaient les risques de la conquête territoriale. Dans un pays dans lequel une grande partie de l’administration publique servait les grands intérêts privés – « tout pour les amis, rien pour les ennemis » – et où les relations personnelles clientélistes garantissaient une protection minimale pour les plus démunis – le fameux « tu sais avec qui tu parles ? » si bien analysé par Roberto Da Matta3 – est apparu ce que l’on pourrait appeler une « mentalité extensive », un mouvement d’expansion permanente, mais dont l’horizon restait purement domestique.
Du point de vue des relations avec le reste du monde, la principale préoccupation était de maintenir la plus grande distance possible. La politique étrangère d’« autonomie par la distance » étudiée par Celso Lafer4 visait avant tout à neutraliser d’éventuelles ambitions impérialistes des grandes puissances européennes, mais aussi à garantir des frontières stables et acceptées par les voisins sud-américains. Fondamentalement, le Brésil cherchait à éviter que le reste du monde ne vienne troubler son monologue avec une géographie démesurée. Rejetant toute identification avec l’Amérique latine, le Brésil cultivait le rêve éloigné de devenir, dans le futur, une grande puissance solitaire protégée par l’océan, par son extension territoriale et par l’excellence de sa diplomatie (la sécurité stratégique du pays contre d’éventuelles agressions impérialistes avait en fait été garantie par les forces navales britanniques durant tout le xixe siècle et la première moitié du xxe siècle, puis par l’US Navy après la Seconde Guerre mondiale, mais c’était là un petit secret que l’on se gardait bien d’évoquer).
Industrie et Far West
Après 1945, l’accélération du modèle d’industrialisation de masse promu par les états-Unis en Europe et au Japon (et suivi cahin-caha par l’Union soviétique), ainsi que le processus de décolonisation qui a pratiquement quadruplé le nombre d’états souverains sur la planète, ont constitué un vrai choc pour les élites éclairées d’un Brésil encore heureux dans son isolement et dans sa confortable position de pouvoir être reconnu, sans avoir à en payer le prix, comme l’une des rares grandes nations indépendantes situées hors de l’hémisphère Nord. La dépendance de l’économie nationale vis-à-vis de la volatilité des prix des matières premières ; la perception que le monde – selon la thèse de Prebisch-Singer – entrait dans une ère de dégradation des termes de l’échange ; la brusque apparition du protectionnisme agricole européen avec la constitution de la CEE ; l’impact de la Guerre froide qui obligeait à prendre parti ; et le surgissement d’autres grands états dans l’hémisphère Sud ; tout cela a réveillé un pays qui jusqu’alors était « endormi dans son splendide berceau5 ». Comment survivre et maintenir une autonomie et une distance dans ce nouveau monde de changements permanents ? « Il faut que tout change pour que tout reste comme avant », conseillait Giuseppe Tomaso di Lampedusa dans son roman Il Gattopardo (Le Guépard), écrit en 1957.
Pour répondre à cet enjeu, les autorités brésiliennes ont pris deux décisions qui allaient modifier le cours de l’histoire du pays et avoir des conséquences imprévisibles à l’époque. La première fut d’accélérer l’industrialisation de l’économie nationale par le biais d’une politique de substitution aux importations dirigée par l’état. La seconde fut de promouvoir de manière volontaire la colonisation de l’immensité occidentale du territoire national. La relance de la Fabrique nationale de moteurs (FNM), l’Institut technologique de l’aéronautique (ITA) et le Centre de technologie aéronautique (CTA), Petrobras, l’inauguration de Brasília et les « 50 ans en 5 » de l’épopée juscelinienne6 sont devenus les symboles majeurs de ces temps nouveaux.
Le modèle choisi pour industrialiser le vieux Brésil agraire et minier reposait sur les grandes entreprises publiques et les « champions nationaux » privés, dépendants des subventions du Trésor public et protégés de la concurrence internationale par d’importantes barrières douanières. Il s’agissait ainsi de garantir des marchés captifs pour les acteurs nationaux (et également pour les grands groupes internationaux prêts à investir dans le pays). Ce modèle, poussé à bout par les gouvernements militaires durant le fameux « miracle économique » des années 1970, a produit des effets contradictoires. Les investissements et les crédits massifs financés par la dette publique, les grands projets étatiques (comme Embraer, Embrapa ou Pró-álcool), et enfin le traitement préférentiel accordé aux capitaux étrangers et aux secteurs industriels nationaux dans un marché prometteur et en plein développement ont ouvert une ère de forte croissance économique. São Paulo est devenue le principal pôle industriel de l’Amérique latine et le Brésil a consolidé un patrimoine de centres d’excellence en recherche et technologie, de cadres administratifs et techniques de haut niveau, ainsi qu’une nouvelle classe moyenne, facteur essentiel pour donner du souffle au modèle.
Cependant, ce développement économique spectaculaire a eu un impact violent sur les structures sociales brésiliennes. Les grandes migrations rurales vers les centres industriels urbains ont remis en cause non seulement les équilibres territoriaux du passé, mais aussi le clientélisme traditionnel. L’urbanisation galopante du pays, sans planification adéquate, a créé dans les grandes villes une masse de population pauvre, d’individus égarés et incertains qui finirent par perdre jusqu’au soutien minimal des réseaux de sécurité clientélistes, sans que cela ne soit compensé par des mesures sociales efficaces. L’autoritarisme du régime militaire accentua encore plus ce phénomène, en marginalisant une partie de plus en plus importante des anciennes élites et en promouvant l’ascension d’une nouvelle classe de dirigeants sans tradition ou racines territoriales, dépendante des bonnes relations avec le gouvernement et ses subventions. À la place du coronelismo7, rural ou urbain, commencèrent à surgir de nouvelles formes de clientélisme, plus opportunistes et plus instables. Les lobbies, les syndicats, les grandes entreprises publiques, la représentation politique, tous plus ou moins attelés à l’état fédéral autoritaire et au crédit public facile, se transformèrent en nouvelles pyramides de protection personnelle pour leurs membres, excluant cette fois une importante partie de la population.
La douloureuse découverte : les frontières du territoire
Ainsi, cette tentative d’adaptation au monde moderne de l’après Seconde Guerre mondiale a eu des résultats en demi-teinte. Le pays s’est développé et s’est industrialisé, mais au prix d’une dette publique toujours plus insolvable, d’un nouveau clientélisme, d’un état prédateur et d’inégalités sociales croissantes, de marchés protégés, d’entreprises étatisées aux effectifs pléthoriques, d’une bureaucratie inefficace, d’un droit du travail régi par le clientélisme syndical laissant de côté une masse de travailleurs informels, de subventions accordées aux entreprises à partir de critères plus politiques qu’économiques : rien de tout cela ne stimulait la compétitivité de l’économie ou le développement d’un grand marché intérieur. Paradoxalement, le modèle de substitution aux importations « à la brésilienne » a réinventé avec succès un système de rente et s’est finalement heurté au mur de la dette, de l’hyperinflation, du défaut de paiement et de l’inégalité sociale. Ce n’est pas que l’inégalité en soi, fléau historique du Brésil, ait empiré significativement à cette époque. Mais pour une masse d’exclus urbains, à la fois plus informés et abandonnés aussi bien par l’état que par les nouveaux réseaux clientélistes, la perception de l’injustice et de l’inégalité, elle, a augmenté. Une population qui, pour la première fois dans l’histoire du pays, se sentait reléguée à la catégorie de simple « individu ».
Cette révolution domestique « gattopardienne » – une inégalité de rente fossilisée remplacée par une autre mais moins stable – devait affronter, en parallèle, les conséquences d’une autre grande décision de la fin des années 1950 : la conquête de l’Ouest. Cent ans après les pionniers d’Amérique du Nord, les Brésiliens se lancèrent, avec la bénédiction de l’état, dans la conquête de leur Far West. Le rêve de Juscelino se transforma en politique publique des gouvernements militaires. La route transamazonienne, agrovilles, le barrage d’Itaipu, les grandes centrales hydroélectriques des affluents de l’Amazonas, la Superintendance pour le développement de l’Amazonie (SUDAM), la zone franche de Manaus, la conquête du cerrado8, la viande bovine et le soja : autant d’étapes dans la marche vers l’Occident. Les nouvelles migrations intérieures du Sud et du Nordeste vers le Centre-Ouest commencent à remplacer les traditionnels flux le long de la côte du Nord-Est vers le Sud-Est. D’un coup, en quelques années seulement, un nombre considérable de Brésiliens bute sur la frontière.
Le choc de cette conquête de l’Ouest a été et continue d’être traumatisant. À la fin du périple, au xixe siècle, les Nord-américains avaient découvert un autre océan. Les Brésiliens découvrirent leurs voisins sud-américains. L’unique contact ancien et intime avec l’Amérique du Sud avait eu lieu dans le bassin de la Plata, à la frontière sud : une frontière poreuse, où les tensions et les affrontements se combinaient avec une coopération et un échange humain dense qui a même favorisé l’apparition d’une culture régionale transfrontalière commune. Mais sur la frontière occidentale, peu peuplée, la connaissance mutuelle était quasi inexistante. La découverte concomitante de l’Autre hispano-américain et de la réalité d’un territoire national qui n’était pas une île aux dimensions infinies ne pouvait qu’être douloureuse. La conquête de l’Amazonie et l’arrivée d’une masse de migrants brésiliens aux confins occidentaux du pays modifièrent profondément la perception de la géographie nationale. Les frontières n’étaient plus une lointaine « ligne légale » mais une frontière réelle qu’il était nécessaire d’administrer au quotidien, en négociant et en discutant avec des populations et des dirigeants de langues et de cultures différentes, méfiants vis-à-vis des intentions du mastodonte brésilien et inquiets de la pression migratoire qui venait de l’est. Mais le plus douloureux fut le coup fatal porté à la certitude historique que tout pouvait être résolu par l’expansion territoriale permanente. Il n’était plus possible de repousser les problèmes nationaux au loin, en faisant confiance à la géographie.
Celui qui n’est pas à table est dans le menu
L’échec du modèle de substitution aux importations, qui emporta avec lui le régime autoritaire et eut pour résultat la crise de la « décennie perdue » des années 1980, avait déjà démontré que la simple utilisation des capacités de production disponibles, un marché intérieur fermé et protégé, et un financement par l’épargne nationale étaient clairement insuffisants pour garantir un développement soutenable. Les conséquences désastreuses du défaut de paiement de la dette externe dans les années 1980 ont mis clairement en évidence la réalité de la dépendance vis-à-vis des centres financiers internationaux. Tout à coup, le pays fut contraint d’abandonner la géographie pour entrer dans l’histoire. Il fallait remplacer la « mentalité extensive » par une « mentalité intensive » : organiser et administrer un espace plutôt que l’exploiter de façon prédatrice, résoudre les problèmes sociaux au lieu de les délaisser, inventer une économie et un appareil productif efficace, compétitif avec l’étranger, « vendre » au lieu d’« être acheté », moderniser les institutions de l’état, garantir la toute-puissance de la loi sur le clientélisme, construire une démocratie viable…
Le Brésil a été obligé de reconnaître qu’il faisait partie du monde et qu’il avait besoin de s’y intégrer. Nier cette interdépendance, avec ses avantages et ses inconvénients, n’avait plus de sens. Une nouvelle génération de dirigeants brésiliens, qui avait étudié à l’étranger ou connu l’exil politique en Amérique latine et en Europe, était disposée à s’ouvrir au monde. Mais comment passer d’un pays fermé, méfiant, à un pays ouvert, dialoguant sans complexes avec les autres ? Une élite nationale plus éclairée était parfaitement consciente des dangers inhérents à cette transition historique. Mais accepter de se soumettre aux règles du jeu international impliquait également de se doter des moyens pour pouvoir discuter et influencer ces mêmes règles. « Celui qui n’est pas à table est dans le menu. » à partir du début des années 1990, la diplomatie brésilienne passa prudemment d’une stratégie « d’autonomie par la distance » à une vision que Celso Lafer et Gélson Fonseca Jr9 ont appelé la recherche de « l’autonomie par la participation ». Il s’agissait d’un petit pas, mais décisif. Il n’était pas encore question d’assumer pleinement une part de responsabilité dans l’organisation du monde, mais simplement de participer activement et efficacement aux différents forums où les règles, normes ou procédures internationales sont élaborées et décidées, de manière à peser sur leur orientation afin d’éviter qu’elles n’embarrassent les prises de décision nationales.
Du point de vue interne, cette nouvelle perception de la place du Brésil en Amérique du Sud et dans le système international se traduisit par une prudente rupture avec les politiques passées. La politique de substitution aux importations a été remplacée par une politique de stimulation de la concurrence et de la compétitivité : ouverture progressive du marché interne, privatisations, réductions (parfois éliminations) des subventions, comme dans le cas de l’acier, des télécommunications, de l’éthanol ou de Embraer… Cette ouverture fut accompagnée d’une politique macroéconomique orthodoxe inspirée du « consensus de Washington ». Cette orientation nouvelle permit une meilleure gestion des biens publics, une diminution de la dette externe et une extraordinaire conquête pour un Brésil traumatisé par plus de dix ans d’inflation : le Plan Real10, qui a apporté aux agents économiques stabilité et prévisibilité. Parallèlement, durant le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso furent lancés les premiers grands programmes d’investissements sociaux (comme la Bolsa Escola, Auxílio Gás, Cartão Alimentação), ciblant les classes les plus pauvres en rompant avec l’hypocrisie de l’égalitarisme des politiques sociales « universelles » et de l’assistentialisme traditionnel, créant ainsi les conditions de développement d’un marché intérieur.
La victoire posthume du baron de Mauá11
Toutes ces mesures, en dépit des turbulences financières internationales des années 1990, permirent une croissance économique bien plus soutenue que par le passé. La prévisibilité de la politique économique et les privatisations attirèrent une masse importante de capitaux étrangers. La bourse de São Paulo gagna une place significative dans le système financier international et le Brésil devint, après la Chine et parmi les pays émergents, la deuxième destination des investissements directs étrangers. Stabilité et consolidation démocratique, augmentation des investissements et meilleure compétitivité créèrent, pour la première fois dans l’histoire du pays, les bases d’une véritable économie capitaliste diversifiée – d’une industrie agroalimentaire technologiquement avancée à la production d’avions, en passant par tous les grands secteurs industriels et de services.
Cette croissance capitalistique inédite stimule l’apparition d’une nouvelle classe de dirigeants d’entreprise – grandes et petites – prêts à accepter le jeu de la concurrence et de la conquête des marchés, avec la volonté de « vendre » plutôt que d’attendre que l’on vienne « acheter ». Grandes entreprises et nouveaux entrepreneurs « émergents » emportent rapidement des parts du marché intérieur, travaillent pour les exportations, investissent à l’extérieur et, indépendamment du « tu sais avec qui tu parles ? », commencent à s’affirmer face aux vieilles pratiques de l’économie de rente : une forme de revanche posthume du baron de Mauá. Une nouvelle classe moyenne urbaine se développe, avec un meilleur accès au marché et à la consommation. Un système bancaire et financier privé et efficace démocratise le crédit. En réalité, le pays a vécu une transition de l’économie de rente à une économie de la concurrence, fondée sur l’individualisme et l’esprit d’entreprise. Les pratiques clientélistes perdurent, mais elles perdent du terrain irrévocablement. Les caciques locaux doivent composer à la fois avec l’individualisme « émergent » et avec l’activisme social de l’état. Cette confrontation est encore loin d’aboutir à une solution définitive, mais en attendant, elle a déjà permis de consolider un régime démocratique stable.
Par ailleurs, ce profond mouvement de modernisation de la société brésilienne a été amplifié par la « frontière » occidentale. Les migrants vers le Centre-Ouest, avec leurs rêves de succès individuel rapide, injectèrent une nouvelle énergie pionnière dans le pays. La conquête du cerrado alliée à l’excellence de la recherche agricole de Embrapa, le succès du soja et de la viande bovine, ont créé une puissante industrie agroalimentaire, transformant le Brésil en un des principaux producteurs et exportateurs agricoles mondiaux. Grâce à la conquête de l’Ouest, le pays possède aujourd’hui l’ultime grand foncier agricole de la planète, avec notamment près d’un cinquième des réserves mondiales d’eau douce renouvelable. Cependant, l’impétuosité de cette vague pionnière menace également l’intégrité de la forêt amazonienne. La pression internationale pour sauvegarder l’Amazonie et la prise de conscience des dirigeants brésiliens commencent à faire contrepoids au retour de la mentalité « extensive » prédatrice. Une politique nombriliste, surtout en matière environnementale, est devenue impossible dans le monde actuel : il n’y a pas d’alternative à la gestion, d’une manière durable, de cette immense couverture végétale amazonienne.
L’éléphant brésilien dans le magasin de porcelaine sud-américain
Ainsi, non seulement le monde a désormais un impact considérable sur le Brésil, mais pour la première fois, le pays commence à avoir un impact sur le monde. Du point de vue économique, il joue d’ores et déjà un rôle central dans l’approvisionnement mondial et dans les niveaux de prix des grands produits alimentaires et de divers minéraux stratégiques. La découverte d’immenses réserves de pétrole off-shore et le développement des biocombustibles ont également transformé le pays en un des plus grands acteurs du marché de l’énergie. L’importance de l’Amazonie pour l’équilibre climatique et la biodiversité dans le monde fait du Brésil un interlocuteur international incontournable. La diversité des produits, la capacité d’exportation, et les investissements directs à l’étranger donnent une visibilité croissante à la force et à l’ambition des producteurs brésiliens sur le marché mondial. Cette présence permet de saisir de nouvelles opportunités d’affaires, mais elle peut également être source de difficultés avec les partenaires étrangers. En retour, le développement du marché intérieur attire exportateurs et investisseurs venus d’ailleurs.
Du point de vue des relations avec l’extérieur, ce sont surtout les voisins sud-américains qui ressentent avec le plus de force cette métamorphose socio-économique brésilienne. Durant les dernières décennies, l’interdépendance entre le Brésil et l’Amérique du Sud a augmenté de façon exponentielle, mais l’écart – ou plutôt l’asymétrie – entre le poids économique et politique croissant de la puissance brésilienne et les capacités du reste du sous-continent s’est brutalement élargi. Avec sa masse d’investissements dans les économies de la région, ses projets d’intégration physique régionale centrés sur le territoire brésilien, son dynamique marché interne de plus en plus incontournable pour le commerce extérieur des pays voisins et sa diplomatie active et volontariste – non seulement dans l’espace sud-américain mais également au niveau international – le Brésil fascine et inquiète. « Quand un éléphant se dispute ou fait l’amour c’est l’herbe qui est piétinée », dit un proverbe africain. Le moindre mouvement de l’éléphant brésilien incommode ses voisins, parfois au point d’engendrer tensions et ruptures. En même temps que tous cherchent à cultiver l’amitié et à tirer parti d’un hermano aussi puissant.
À partir du début des années 1990, la gestion des relations avec les voisins sud-américains devient un problème central pour la politique extérieure brésilienne. Abandonnant la traditionnelle rhétorique « hémisphérique » ou « latino-américaine », la diplomatie brésilienne se concentre sur l’organisation de l’espace sud-américain. Les instruments de ce projet ont été les processus d’intégration régionale, avec la création du Mercosur, en 1991, comme pièce maîtresse de ce dispositif. L’objectif fondamental était de transformer l’ancienne compétition stratégique avec l’Argentine en une relation de coopération stable et prévisible. Il était devenu clair que la paix et la stabilité démocratique dans le sous-continent ne pourraient être assurées sans cette réconciliation historique des deux puissances régionales. Parallèlement, l’intégration dans le Mercosur était vue comme un processus « d’intégration profonde », dont l’horizon devait être l’établissement rapide d’un marché commun et d’un cadre réglementaire accepté par tous, la promotion de liens entre acteurs de la société civile et une coopération renforcée en matière de politique extérieure. Le but n’était pas seulement de commencer à organiser les « circonstances12 » géographiques du pays pour accommoder ses nouveaux intérêts dans la région ; il s’agissait aussi de développer un espace économique commun plus vaste et un partenariat politique plus important pour augmenter le pouvoir collectif des membres, petits et grands, et assurer leur poids dans les grandes négociations internationales. Pour la diplomatie brésilienne, cet élément « multiplicateur de force » représentait un autre versant essentiel de l’intégration régionale : la construction d’un instrument qui devait donner au pays un rôle d’acteur global sur la scène internationale. Cette stratégie d’intégration économique, accompagnée de coopération politique, était bien adaptée à la puissance émergente du Brésil, dont l’atout principal était – et est encore – économique, puisque le pays continue à ne pas avoir de capacité militaire. Ce n’est pas par hasard que la politique extérieure du Brésil a donné la priorité absolue aux négociations commerciales, en particulier lors du cycle de Doha de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
« Changer la géographie politique et économique du monde »
La lente expansion de la puissance brésilienne s’est accentuée durant les deux mandats du président Lula. Pour la première fois, le Brésil décide de revendiquer ouvertement son leadership régional voire mondial. Le programme du président est de « changer la géographie politique et économique du monde ». Par delà cet excès de modestie, il est incontestable que le poids du Brésil dans le jeu international n’a fait qu’augmenter. Le maintien et même le renforcement d’une politique macroéconomique résolument orthodoxe ont garanti quinze années de croissance stable et prévisible, facteur essentiel pour conserver la confiance et les investissements à long terme des acteurs économiques. L’indépendance de la Banque centrale et les balances commerciales favorables ont réduit de manière spectaculaire la dette publique externe, permettant la constitution de réserves de change et l’obtention de l’investment grade attribué parles agences de notation internationales. La centralisation des divers programmes sociaux dans le programme Bolsa Família13 et son extension à plus de 20 % des ménages brésiliens a permis l’assistance et l’investissement en masse dans le capital humain. En réalité, il s’agit d’un mélange de clientélisme de l’état et d’un investissement sur l’avenir, peu onéreux pour les finances publiques, qui a eu un effet extrêmement positif à court terme : l’affaiblissement du pouvoir du « colonelisme » local et la forte croissance du marché intérieur. En retour, le pays a vu affluer les capitaux étrangers, des entreprises compétitives se sont développées, des multinationales brésiliennes ont fait leur apparition et un grand nombre d’entreprises de taille moyenne sont prêtes à conquérir les marchés internationaux. Par ailleurs, les exportations explosent, les investissements à l’étranger (surtout en Amérique du Sud) s’accélèrent et la consommation intérieure grimpe en flèche. Aux yeux des dirigeants du capitalisme mondial, le Brésil est entré dans la catégorie « BRIC », une des quatre grandes puissances dites « émergentes » de la planète, aux côtés de la Russie, de l’Inde et de la Chine.
Ce réveil du Brésil au monde fut accompagné d’un nouvel activisme diplomatique. Depuis le début, le gouvernement de Lula avait proclamé son intention d’obtenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (CSNU). Mais pour démontrer le bien-fondé de cette demande, il était nécessaire de prouver, concrètement, que le pays était décidé à assumer une certaine responsabilité dans la préservation de l’ordre international. Le Brésil assuma ainsi le commandement des forces de paix multinationales à Haïti (Minustah), en envoyant un contingent de 1 400 hommes. Les troupes brésiliennes avaient une tradition de participation aux missions de paix de l’ONU, mais jamais dans de telles proportions, ni en position de commandement. Parallèlement, l’expérience de la Minustah et l’ambition déclarée de devenir un acteur mondial provoqua, pour la première fois dans l’histoire du pays, un véritable débat politique (incluant les parlementaires, les politiques, les diplomates, les chefs d’entreprise, les médias et les universités) sur la politique de défense nationale. Les questions de défense, un thème traditionnellement réservé aux états-majors militaires, commencèrent à être discutées par la société civile intéressée et débouchèrent sur un plan stratégique établissant à la fois les bases d’une stratégie de défense et les fonctions, l’organisation et l’équipement des forces armées, ainsi qu’un programme qui prévoit une augmentation considérable du budget militaire.
Pour tenter de renforcer le poids du Brésil dans les négociations internationales, le ministère des Relations extérieures décida de prendre ses distances avec la priorité traditionnellement accordée au dialogue avec l’Europe et les états-Unis, et de privilégier les relations avec les grands partenaires du monde en développement. L’objectif était d’apparaître comme un médiateur indispensable entre le Nord et le Sud en devenant un porte-parole audible des pays émergents et en développement. Il ne s’agissait pas, cependant, de revivre la vieille opposition entre les riches et les pauvres des années 1960-1980 mais de gagner un siège dans les instances décisionnelles mondiales, en démontrant une capacité réelle d’articulation et de canalisation de la diversité des intérêts des pays du Sud. Le partenariat stratégique avec la Chine, la constitution du Forum de dialogue IBAS (Inde, Brésil, Afrique du Sud), le Sommet Amérique du Sud-Pays arabes, les multiples voyages présidentiels en Afrique ont été autant d’étapes dans cette nouvelle stratégie. Mais les véritables priorités de l’action extérieure du Brésil se sont concentrées dans les deux domaines où le pays bénéficie de ses meilleurs atouts : les négociations commerciales multilatérales au sein de l’OMC et le processus d’intégration sud-américain. Le savoir-faire du ministère des Affaires étrangères dans l’établissement et l’action du principal groupe de pression des pays en développement lors du cycle de Doha (le G20) a offert au Brésil un rôle central dans les négociations et une place dans le club très fermé du G5, le groupe qui réunit les acteurs de poids de l’OMC (états-Unis, Union européenne, Brésil, Inde et Australie). En Amérique du Sud, Brasília, toujours en s’efforçant de maintenir le Mercosur en état de marche en dépit des contretemps chaque fois plus intraitables, adopta une politique visant à accélérer l’intégration régionale : volonté d’intégration rapide du Venezuela dans le Mercosur et signes vers la Bolivie en ce sens, accord commercial avec la Communauté andine, création de l’Union des nations sud-américaines (UNASUL) et du Conseil sud-américain de défense, stimulation des projets d’intégration physique… Pour la première fois, et en dépit de la traditionnelle prudence de la diplomatie brésilienne, le gouvernement Lula revendique ouvertement une position de leader régional et tente de se comporter comme tel. Axe central en Amérique du Sud et acteur « global » en tant que médiateur Nord-Sud : il ne s’agit plus simplement de chercher l’autonomie par la participation mais de prendre part aux décisions.
Se salir les mains avec le monde ?
Il n’y a pas de doute qu’en ce début de xxie siècle, le Brésil a gagné une place importante dans la carte géopolitique du monde. Mais le pays paraît hésiter. « Se salir les mains » avec les problèmes des voisins sud-américains, avec l’ordre économique et avec la sécurité mondiale entraîne un coût. Et plus la participation est grande, plus le coût l’est aussi. Une bonne partie de l’activisme diplomatique brésilien des dernières années a débouché sur des résultats plus rhétoriques que concrets. Les deux grands objectifs de la politique extérieure, la réforme du CSNU et la clôture du cycle de Doha, restent inaccessibles. Le Mercosur est pratiquement paralysé par les divergences entre Buenos Aires et Brasília, la chute des échanges commerciaux et les tensions internes non résolues comme sur la question des papeleras entre l’Argentine et l’Uruguay ou le contentieux Brésil-Paraguay sur Itaipu. La multiplication des accords régionaux (Mercosur, CAN-Mercosur, UNASUL, Communauté des états latino-américains et caribéens) renvoie aux traditionnelles poupées russes : l’une emboîtée dans l’autre et, pour finir, toutes vides. Dans tous les cas, les autorités brésiliennes ont dû peser les choix soigneusement, entre l’inconvénient des règles collectives contraignantes et l’avantage de diriger des configurations plus cohésives et disciplinées. Brasília a presque toujours opté pour le maintien d’un maximum de liberté de choix et de souveraineté nationale.
Les dirigeants brésiliens se considèrent encore sincèrement comme les « honnêtes courtiers » de la politique internationale, ceux qui traitent les partenaires d’égal à égal, qui récusent tout type d’utilisation de la force (économique, militaire voire verbale) et sont convaincus que tous les problèmes peuvent se résoudre par la négociation et la bonne foi. Mais, surprise, ce n’est pas ainsi que les autres voient les choses. Les plus petits pays, membres du Mercosur, sont chaque fois plus contrariés par l’asymétrie liée au pouvoir politique et économique du Brésil, par les éventuelles mesquineries protectionnistes et par le refus brésilien d’accepter davantage de règles et d’institutions supranationales – la seule configuration où les pays plus petits pourraient jouer un rôle significatif dans les processus de décision du bloc. L’Argentine a commencé à exprimer ouvertement son ressentiment vis-à-vis de la domination économique du Brésil, de son rôle de leader à l’OMC et de son ambition de représenter l’Amérique latine au Conseil de sécurité de l’ONU. Les autres voisins sud-américains comme la Bolivie, le Paraguay ou l’équateur, ne cachent désormais plus leurs rancœurs contre « l’impérialisme brésilien », l’afflux de capitaux brésiliens dans leur économie ou la pression des pionniers brésiliens installés sur leur territoire. La dénonciation de l’arrogance du grand voisin devient même un thème porteur pour les hommes politiques locaux.
La position d’éléphant régional implique toujours davantage d’assumer des coûts économiques asymétriques croissants, mais aussi et surtout des coûts politiques : dans un processus d’intégration régionale, le leader est toujours obligé d’accepter des institutions communes qui permettent un certain partage des décisions et des souverainetés, mais il doit aussi être prêt à faire preuve d’autorité et prendre le risque de gérer des tensions désagréables avec les partenaires. La lente et douloureuse prise de conscience de ces obligations provoque un changement subtil dans la perception brésilienne concernant les rapports de voisinage. Depuis la création du Mercosur, l’intégration régionale était perçue comme un « destin » inéluctable du pays, un processus dans lequel le Brésil serait toujours un primus inter pares, mais dont l’horizon était cette fameuse « intégration profonde » avec des règles, des processus et des institutions communes toujours plus contraignants pour tous les membres. Avec l’apparition des tensions et des problèmes inhérents à ce processus, le gouvernement Lula a commencé à agir dans la région comme s’il considérait les processus d’intégration comme de simples instruments pour « administrer » le voisinage. La multiplication des accords à « géométrie variable » avec les autres pays sud-américains est conforme à une politique de style hub-and-spokes, où le géant brésilien se pose en axe central de divers types de relations (Mercosur, UNASUL, Organisation du traité de Coopération amazonienne, accords bilatéraux, accord militaire avec la Colombie et le Pérou, financement par le BNDES d’infrastructures dans les pays voisins nécessaires pour l’économie brésilienne, etc.) sans devoir payer le prix d’une limitation de ses marges de manœuvre souveraine. Officiellement, bien sûr, les responsables brésiliens nient toute action ou intention en ce sens, mais comme on dit dans la région : « Je ne crois pas aux sorcières, mais s’il y en a elles existent […]. » Cette solution a aussi un coût élevé : la nécessité d’assumer, quand les circonstances l’exigent, le rôle désagréable de « Big Brother » et la capacité à affronter les accusations et l’hostilité des voisins.
Le vieux Brésil agonise, le nouveau tarde à naître
On veut jouer au leader ? Bienvenu au club ! Le prix d’un leadership régional a toujours été de restreindre la liberté d’action d’une puissance, établie ou émergente. Mais être un acteur mondial est également extrêmement onéreux. Dans le domaine de prédilection de la diplomatie brésilienne – la négociation à l’OMC –, le pays a été confronté, en 2008, à un choix difficile : maintenir son leadership et la cohésion du G20 en refusant les offres finales qui étaient sur la table ou accepter le « paquet » consenti par les puissances du Nord et rompre le lien avec des associés indispensables comme l’Inde et l’Argentine. Le Brésil a décidé de privilégier son intérêt national en acceptant l’offre mais il s’est retrouvé immédiatement confronté à l’échec des négociations. Cet épisode a relancé le débat sur la question du leadership brésilien : fallait-il abandonner le projet de leadership régional pour gagner une plus grande liberté de mouvement en tant qu’acteur mondial ou renforcer ce leadership régional comme condition pour devenir un leader mondial ? à la vérité, le reste de la communauté internationale ne reconnaîtra l’ambition mondiale du Brésil que si Brasília est capable de contribuer de manière décisive à la prospérité et à la stabilité démocratique de sa région. Un Brésil solitaire est loin d’avoir les capacités suffisantes. L’ambition de Lula d’obtenir un siège permanent au CSNU n’a pas été appuyée par les pays latino-américains, ni même par d’autres alliés du Sud, chacun pour des raisons bien spécifiques et distinctes. Être membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU signifie, littéralement, devoir se préoccuper en permanence des grandes questions de sécurité de la planète. Cela implique de prendre position sur les conflits au Moyen-Orient, en Afghanistan, au Pakistan, en Corée du Nord, les pirates en Somalie, le programme nucléaire iranien, et toute une série de « hot spots » dans le monde. Et se prononcer, d’une manière ou d’une autre, ne suffit pas. Il sera nécessaire également d’assumer pleinement la mise en application des décisions accordées par le Conseil, y compris l’usage de la force le cas échéant. Le Brésil est-il aujourd’hui préparé à assumer ces lourdes charges ?
Du point de vue interne, la transition de l’ancien au nouveau Brésil n’est pas encore complète. Le déphasage entre une société qui évolue vers plus d’individualisme et de compétition, et les habitudes et institutions encore empreintes du clientélisme de rente, entraîne une tension sociale dangereuse. La faible sécurité individuelle offerte par les clientélismes autoritaires, en voie de disparition, n’a pas encore été compensée par un état de droit neutre, réellement capable de garantir l’effectivité de la loi. L’archaïsme de la bureaucratie publique, des institutions politiques, du pouvoir judiciaire, ainsi que les vieilles postures patriarcales ne sont plus à même d’administrer une société moderne qui repose toujours plus sur l’initiative individuelle. Cette situation alimente une perception d’insécurité généralisée et une mentalité du « chacun pour soi », une conception de la vie comme un jeu à somme nulle où les règles existent mais pas pour être respectées, ce qui nourrit le sentiment que le succès personnel ne peut s’obtenir qu’au détriment des autres. Cette métamorphose inachevée génère un climat de violence, avec toutes ses conséquences directes : criminalité, corruption, méfiance entre les personnes. Sans réformes décisives des institutions et sans application transparente et juste de la loi, il ne sera pas possible de consolider le dynamisme économique, ni de mettre en place les politiques publiques essentielles au développement du pays : éducation, infrastructures, sécurité publique, justice, administration rapide et efficace… Le risque est, dans cette course entre un ordre plus juste et l’anomie, que cette dernière finisse par gagner. Quand un ministre de l’économie mexicain déclare que si l’état ne réagit pas le prochain président de son pays sera un trafiquant de drogue14, il résume cruellement les défis que tous les pays de la région doivent affronter.
Oublier la Géographie pour entrer dans l’Histoire
Sans une forte volonté de transformer les institutions pour les adapter à la modernité de la société brésilienne, toute projection externe se consumera en velléités rhétoriques. Accepter et mettre en place un état de droit sur le plan intérieur est la condition sine qua non à l’acceptation des règles du jeu international. Parallèlement, cette modernisation institutionnelle est fondamentale pour jouer un rôle sur la scène internationale. Être un acteur mondial c’est passer d’une condition de rule-tacker à celle de rule-maker et ceci signifie se soumettre à des règles et contribuer à leur mise en place. Il n’y a pas de loi soutenable sans délibération législative légitime et sans esprit civique, mais il n’y a pas non plus de loi sans police. Le Brésil indépendant et méfiant vis-à-vis du monde a pris plus d’un siècle et demi pour passer de l’« autonomie par la distance » à l’« autonomie par la participation ». Aujourd’hui, il affirme sa volonté d’obtenir une « place au soleil » et sa disposition à affronter de plus grandes responsabilités. Le prochain pas devrait être celui de « l’interdépendance responsable », mais il y a encore d’immenses résistances à cette perte d’une mythique autonomie. Les Brésiliens, peuple et élite confondus, n’ont pas encore entièrement abandonné leur rêve d’une île atlantique sans limites, où la géographie les protège de l’histoire, où l’Autre ne serait qu’une projection lointaine, simple aliment pour leur anthropophagie culturelle, et non pas un être de chair et de sang avec lequel il faut négocier, lutter, composer, gagner ou perdre. Mais il n’y a plus de retour en arrière possible. Nous, Brésiliens, continuons parfois, comme des adolescents, à croire que c’est le monde qui doit s’ajuster à notre idiosyncrasie et qu’il suffit d’un jeitinho15 ici et là pour maintenir notre distance et notre quant-à-soi – la meilleure recette pour plonger ce grand pays désormais si complexe dans le chaos. Ou bien nous décidons de devenir adultes en acceptant de dépendre aussi de l’étranger, de nous soumettre à des obligations collectives et de nous salir les mains avec la vie. « Je ne veux plus le Brésil / Je ne veux plus de géographie / Ni de pittoresque // Je veux me perdre dans le monde […] », écrivait Augusto Frederico Schmidt16, poète, entrepreneur, journaliste, self-made man et l’un des grands artisans de l’épopée juscelinienne qui a projeté le Brésil dans l’Histoire.
[1] Le AI-5 (Ato Institucional No 5) est le cinquième décret d’une série que le régime militaire brésilien a proclamé dans les années qui ont suivi le coup d’état de 1964.
[2] « Em se plantando, tudo dá » : expression utilisée par le secrétaire de l’escadre de Cabral, Pero Vaz de Caminha, dans une lettre adressée au roi Dom Manuel Ier annonçant la découverte de la terre qui deviendra le Brésil.
3 Roberto Da Matta est un anthropologue brésilien. Par cette formule, il entendait qu’au Brésil, les êtres humains – riches ou pauvres – qui s’autorisent à se conduire de cette façon envers d’autres se positionnent en tant que personnes protégées par des relations d’allégeance et de clientèle, les autres n’étant que de simples individus, un numéro perdu dans la foule.
4 Celso Lafer, professeur de droit international à l’université de São Paulo, est ancien ministre des Relations extérieures (2001-2002) du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso.
6 Juscelino Kubitschek de Oliveira a été président de la république du Brésil entre 1956 et 1961. Son slogan de campagne était « 50 ans de progrès en 5 ans ». Il est à l’origine, entre autres, de la construction de Brasília, la nouvelle capitale et vitrine moderne de la destinée du Brésil, ainsi que de grands projets d’industrialisation et de travaux d’amélioration des réseaux routiers et ferroviaires.
7 Le coronelismo (« colonelisme » en français) était une pratique courante de la politique du Brésil entre 1889 et 1930 : le pouvoir local était confié à des grands propriétaires terriens à qui le gouvernement accordait le droit de commander des milices locales avec le grade de « coronel de milícia ».
8 Le cerrado est un type particulier de savane caractéristique des régions centrale et occidentale du pays. Il recouvre un peu moins d’un quart du territoire brésilien.
9 Voir Gélson Fonseca Jr, A Legitimidade e Outras Questões Internacionais – Poder e Ética entre as Nações, Paz e Terra, São Paulo, 1998, p. 353-374. Celso Lafer, A Identidade Internacional do Brasil e a Política Externa Brasileira, São Paulo, Perspectiva, 2001, p. 107-122.
10 Mis en place au mois de juillet 1994, le Plan Real a assaini la situation inflationniste au Brésil : la monnaie brésilienne est fixée à parité avec le dollar dans le cadre d’un contrôle strict de la masse monétaire et l’on procède à la désindexation de l’économie. L’inflation est ainsi passée de 50 % par mois début 1994, à 0,8 % par an en 1998.
11 Irineu Evangelista de Souza, baron de Mauá (1813-1889), fut le premier grand entrepreneur brésilien. Industriel, banquier et homme politique, il fut à l’origine de grands projets économiques et industriels visant à promouvoir l’esprit d’entreprise capitaliste et à moderniser un pays encore esclavagiste. En avance sur son temps, il fut acculé à la faillite par la résistance des élites politiques conservatrices de l’époque.
12 Voir la formule de José Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote, Julián María Marías, Madrid, Cátedra, 2007, p. 77 : « Yo soy yo e mi circunstancia y si no la salvo a ella no me salvo yo » (« Je suis moi et ma circonstance et si je ne la sauve je ne me sauverai pas non plus »).
13 Bolsa Família est un programme social de lutte contre la pauvreté, ciblé sur les couches les plus pauvres de la population. Il s’agit d’un « programme conditionnel » : le versement des aides est conditionné à certaines obligations, notamment de scolarisation des enfants.