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Crise-solution-argentineL’affaire qui se joue actuellement devant les tribunaux new-yorkais va sans doute peser longtemps sur le marché de la dette souveraine – c’est-à-dire la dette souscrite par les États hors de leur juridiction et, généralement, dans une monnaie autre que la leur.

L’histoire est déjà longue puisqu’elle commence avec le défaut de paiement de l’Argentine en décembre 2001. En l’absence d’un cadre multilatéral pouvant aider à une restructuration, le pays s’est engagé dans une épreuve de force avec les investisseurs privés qui a défrayé depuis la chronique. Premier temps, en 2005, le gouvernement de Nestor Kirchner annonce qu’en l’absence d’une représentation unifiée des porteurs de titres, il propose unilatéralement d’échanger les vieux titres de dette contre de nouveaux titres, dépréciés d’environ 70 %. Le plus gros défaut de paiement souverain de l’histoire (103 milliards de dollars) allait donc être sanctionné par un write-off lui aussi exceptionnel. Bénéfice pour les investisseurs acceptant cet échange : les paiements d’intérêts reprennent immédiatement et, si tout se passe bien, ces titres seront amortis à échéance.

Un peu moins de 75 % des porteurs ont accepté cette proposition et, depuis, la République argentine sert normalement cette dette restructurée. La question, évidemment, est celle des 25 % restant, qui ont conservé leurs vieux contrats. Après une nouvelle phase tactique, le gouvernement argentin rouvre en 2010 sa proposition d’échange : 18 % environ des investisseurs récalcitrants présentent leurs titres, ce qui nous laisse aujourd’hui avec une petite troupe d’irréductibles détenant 7 % de la dette initiale, et qui n’ont donc pas reçu un dollar depuis 2001.

Un certain bon sens, appuyé sur les pratiques usuelles en matière de restructuration financière, aurait pu laisser penser que l’on s’en tiendrait là. Après tout, dans le cas de faillites privées, un accord de restructuration est souvent considéré comme valide et impératif dès lors que 70 à 80 % des investisseurs l’ont accepté (cela en fonction des législations nationales). Un jugement va alors imposer à tous la substitution des titres de dette et les anciens contrats perdront toute valeur juridique devant les tribunaux.

C’est à cette issue, précisément, que s’oppose notre noyau dur d’investisseurs militants, en particulier le fonds d’investissement NML, appuyé sur une solide équipe d’avocats. Après avoir obtenu gain de cause dans des circonstances similaires en 2000, face au Pérou, sous la raison sociale d’Elliott Associates, ce fonds tente depuis des années d’obtenir à la fois un jugement et des moyens d’exécution tangibles contre la République argentine ; ce sont eux par exemple qui ont obtenu la saisie d’un navire-école argentin, au Ghana, en octobre dernier.

Quels sont les arguments de ces investisseurs ? Pour l’essentiel, ils tournent autour de l’interprétation de cette fameuse clause pari passu inscrite dans la quasi-totalité des émissions de dette (privées ou publiques). L’interprétation la plus souvent acceptée ne voit là qu’un engagement à traiter sur un même pied les diverses émissions juridiquement valides du débiteur (soit un total de cent cinquante-deux dans le cas de l’Argentine en 2001). En somme, il ne doit pas y avoir de priorité de paiement pour certains titres sauf à créer, dans le cas d’émetteurs privés, des classes de dette plus ou moins privilégiées, bénéficiant de conditions de rémunération différentes ; dans ce cas, la clause pari passu s’applique à l’intérieur de chaque classe.

Une interprétation concurrente est mise en avant dans l’affaire argentine. La clause impliquerait dans ce cas une égalité de traitement, et donc de paiement, entre tous les investisseurs individuels, dès lors que leurs titres sont encore valides. Aucune décision de justice n’ayant à ce jour annulé les titres antérieurs à 2001, détenus par les 7 % réfractaires, ils doivent être traités sur le même plan que les titres nouveaux, issus de l’échange. Tout paiement à la seconde classe d’investisseurs doit être partagé avec la première au prorata, là où la procédure de faillite classique abolit les anciens contrats. Si elle refuse, comme elle l’a annoncé à l’avance, l’Argentine pourrait être considérée comme en défaut de paiement (default event), ce qui est juridiquement, économiquement et politiquement très déstabilisant.

En octobre 2012, à la surprise générale, la cour d’appel de New York (Second Circuit) a accepté sur le fond l’essentiel des revendications des investisseurs (NML Capital Ltd v. Republic of Argentina). Puis, en décembre, le juge Griesa, en charge du dossier en première instance (Circuit Court), a apporté la dernière pièce manquante : les instruments d’exécution devant permettre de contraindre effectivement l’Argentine. Il a visé les intermédiaires (banques et chambres de compensation) qui assurent les transferts monétaires entre le Trésor argentin et les investisseurs finaux – donc la machinerie qui assure le paiement des intérêts et du capital amorti sur la nouvelle dette. Jusqu’à présent, il était admis qu’une fois ces fonds déposés sur le compte de la filiale argentine de la banque en charge de cette opération ils devenaient légalement la propriété des investisseurs finaux. En outre, un principe d’immunité souveraine semblait ajouter une sécurité supplémentaire. Cette décision du juge Griesa, aujourd’hui soumise à la cour d’appel pour confirmation, impliquerait a contrario que ces fonds puissent être saisis au nom du jugement rendu en octobre 2012 et redistribués au prorata entre tous les investisseurs. Toute résistance par ces intermédiaires relèverait du contempt of court – une menace que l’on ne prend pas à la légère.

On perçoit maintenant la portée des décisions en cours. Elles renforceraient considérablement les droits des investisseurs minoritaires, tout en leur donnant des moyens d’action nouveaux et puissants contre les États débiteurs. Au-delà du cas argentin, toute restructuration de dette risque donc de devenir extrêmement difficile : dès lors que certains investisseurs pourraient refuser de manière prévisible un write-off ou un simple rallongement des échéances, on ne voit pas pourquoi d’autres accepteraient un tel échange. Non seulement le coût de la crise ne serait pas distribué équitablement, mais en plus les chances de stabilisation économique du pays seraient directement affectées. Les pays surendettés risquent donc de se retrouver dans des situations ingérables, tandis que le marché de la dette souveraine deviendra lui-même beaucoup plus risqué.

À cela, le juge Griesa et la cour d’appel répondent que, un, ils ne peuvent juger que sur la base de contrats signés par les parties, et donc sur la base de la clause pari passu telle qu’elle a été rédigée lors des émissions de dette argentine. Deux, les autorités argentines ont multiplié les obstructions et les provocations, démontrant autant que nécessaire leur mauvaise foi – ce qui n’est pas faux. Trois, le cas resterait exceptionnel en raison de la généralisation progressive des Clauses d’action collectives (CAC) : en cas de restructuration et à l’intérieur de chaque émission de dette, elles permettent d’imposer le principe d’une décision majoritaire et donc de discipliner les minoritaires. À quoi il est répondu que ces clauses ne résolvent généralement pas les problèmes de coordination (ou d’agrégation) entre émissions, si bien que des stratégies de prise en otage restent parfaitement possibles. Il suffirait de prendre une minorité de blocage dans une seule émission.

Si elle est confirmée dans les prochaines semaines, cette décision new-yorkaise ne laisserait prima facie que deux échappatoires : la République argentine pourra porter l’affaire devant la Cour suprême américaine (qui toutefois n’est pas tenue de considérer le cas) ; au-delà, d’autres cours de justice, notamment londoniennes, pourront rejeter cette jurisprudence et donner une attractivité nouvelle aux marchés placés sous leur juridiction. Mais le plus probable, dans tous les cas de figure, est que l’on va vers une décision majeure, dont les effets risquent de se faire sentir longtemps.

Une remarque plus générale pour finir. Cette affaire illustre spectaculairement les effets du transfert progressif depuis une vingtaine d’années des restructurations souveraines vers les juridictions des places financières d’émission (principalement New York et Londres). Lors de la crise de la dette des années 1980, a contrario, tout le problème avait été mis dans les mains du FMI : les cours de justice ont été entièrement absentes du jeu et les dettes ont été restructurées de manière très ad hoc, sans égard excessif pour le caractère « sacro-saint » des contrats. Il est frappant aujourd’hui que le durcissement des droits des créanciers privés aille de pair avec leur ré-ancrage dans les juridictions nationales. Corollaire, les implications en termes de gouvernance locale et globale sont largement ignorées, comme en témoigne l’indifférence des juges new-yorkais, tant envers la souveraineté (et ses immunités) qu’envers l’action multilatérale.

Sources :

Jérôme Sgard, « La dette argentine et le déclin du FMI », La Lettre du Cepii, janvier 2005.

Clifford Chance, « Sovereign pari passu clauses : don’t cry for Argentina – yet », Briefing Note, décembre 2012.

Le site de Joseph Cotterill, journaliste au Financial Times : http://ftalphaville.ft.com/tag/pari-passu-saga/.

Le site de Ana Gelpern, professeur de droit à l’American University, Washington : http://www.creditslips.org/creditslips/GelpernAuthor.html.

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