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class actionAntoine Garapon : En juin 2010, en déclarant qu’elle n’était pas compétente pour juger de l’affaire Morrison, la Cour suprême des États-Unis   a rendu un avis considéré comme favorable aux intérêts de la France. Cette affaire n’impliquait pourtant ni entreprise ni plaignants français : quels en étaient alors les enjeux, et en quoi consistait le dépôt par la France d’un Amicus curiae ?

Emmanuel Gaillard : L’affaire Morrison concernait des intérêts australiens. Des actionnaires australiens qui avaient acheté des titres en Australie attaquaient une banque australienne, mais ils le faisaient aux États-Unis pour bénéficier de l’arsenal contentieux américain. Ils bénéficiaient de la complicité d’un citoyen américain, Morrison, dont il est apparu très vite qu’il n’avait subi aucun préjudice. Les juridictions du fond ont donc constaté qu’il n’avait aucun intérêt réel dans la cause. L’affaire est donc le type même de ce que l’on peut appeler une foreign-cubed class action. Tout y est étranger : le demandeur, le défendeur et le lieu où la société est cotée en bourse. Jusqu’à la décision de la Cour suprême, qui met un coup d’arrêt très clair à cette pratique, de nombreux demandeurs tentaient leur chance aux États-Unis. Cela a coûté des fortunes en honoraires d’avocats, notamment à un certain nombre d’entreprises françaises.

Alexander Blumrosen : L’Amicus curiae est une procédure devant la Cour suprême des États-Unis par laquelle la Cour sollicite l’intervention et les avis des différentes personnes susceptibles d’être affectées par ses décisions. Depuis une vingtaine d’années, on voit se multiplier ces interventions de différents acteurs de la société civile : associations de commerce, professeurs de droit, ONG…

E.G. : En déposant un mémoire d’Amicus curiae dans l’affaire Morrison, la France a joué pleinement son rôle d’État souverain. Ce mémoire disait en substance: nous sommes un État ami des États-Unis mais nous avons des manières différentes de réglementer les fraudes boursières, nous n’aimons pas les class actions dans lesquelles les parties sont représentées sans l’avoir souhaité si elles ne demandent pas expressément à en sortir, nous n’avons pas comme vous de procédure de discovery, etc. Pour autant, la France est un État souverain et estime queles juridictions des Éats-Unis ne doivent pas être le juge du monde entier; la France est à même de faire respecter son droit et sanctionner d’éventuelles fraudes.

Une fois que la Cour suprême a dit le droit, cette décision vaut pendant des dizaines et des dizaines d’années. Il était donc important que la France, mais aussi le Royaume-Uni et l’Australie soient intervenus et aient mis tout leur poids dans la balance. Ces États souverains ont insisté sur leur souhait que le partage des compétences internationales soit plus équilibré et que tout le monde n’aille pas plaider aux États-Unis quand l’affaire n’est en rien américaine.

A.B. : L’intervention de la France a certainement beaucoup pesé, les interventions de souverains étatiques étant prises très au sérieux par la Cour. La décision finale de la Cour est en tout cas en parfaite adéquation avec ce qu’avait demandé la France.

A.G. : L’enjeu de cette affaire était donc de savoir quels seraient les critères invoqués par le juge américain pour qu’il se considère compétent ?

E.G. : Effectivement, dans cette affaire le véritable débat n’opposait pas le demandeur et le défendeur. Tout le monde savait que Morrison allait perdre, mais le débat s’est déplacé entre différents « amis de la Cour ». D’une part les États-Unis d’Amérique et la SEC (Securities and Exchange Commission, le gendarme de la bourse américain), qui soutenaient que Morrison devait perdre mais sur un critère large. Selon la SEC, dès lors qu’il existe un élément constitutif de la fraude prétendue aux États-Unis, ou que la fraude a un effet aux États-Unis, le droit américain s’applique, la SEC a compétence pour le faire appliquer, et il peut y avoir une class action aux États-Unis. La France, le Royaume-Uni et l’Australie soutenaient qu’il fallait débouter certes, mais sur des critères beaucoup plus précis : le droit américain ne devrait s’appliquer que lorsqu’il existe une société cotée aux États-Unis, des titres achetés aux États-Unis ou des titres vendus aux États-Unis. C’est un critère qui contemple la transaction et non la fraude prétendue.

Il arrive qu’une société défenderesse l’emporte même si le critère retenu est celui de la fraude prétendue mais cela représente, dans tous les cas, un coût exorbitant, notamment en ce qui concerne la collecte de documents (discovery). Lorsque les critères sont clairs, il n’est pas nécessaire de faire des discovery à n’en plus finir avant d’appliquer le critère. La décision de la Cour Suprême, qui a suivi la France, l’Australie et le Royaume-Uni et retenu ce dernier critère, va dans le sens de la sécurité juridique et de la prévisibilité : autant de valeurs chères à la tradition civiliste. Par ailleurs, la Constitution américaine précise que l’on a le droit d’être jugé devant un «jury de ses pairs», en matière civile et commerciale également, alors qu’en France on ne connait le jury qu’en matière pénale. Aux États-Unis, ces procès extrêmement techniques peuvent donc être plaidés devant un jury tiré au sort dans la population, avec des gens dont on ne peut pas dire qu’ils soient très sensibles aux intérêts des grandes entreprises. La plaidoirie joue donc plus sur l’émotion que sur le fond, et c’est précisément ce que recherchent les demandeurs aux États-Unis.

A.B. : Le jury populaire est en effet pour les Américains un droit fondamental même en matière civile, ce qui complique la présentation d’argument en justice.  Les élément factuels les plus techniques doivent être simplifié au plus haut degré afin d’être compris par le jurés qui sont choisi, au hasard, du grand public, et donc sans aucune formation technique ou juridique.  Le pouvoir des jurés est toutefois limité par les règles de l’admissibilité de la preuve, qui dans la pratique exclu des documents ou les témoignages que les juges considérent ne pas être fiables.

A.G. : On pense naturellement à l’affaire Vivendi : n’est-ce pas surprenant qu’une affaire comme celle-là puisse être jugée, en dernier ressort, par un jury de citoyens américains ?

A.B. : Le recours à un jury populaire, inscrit dans la Constitution, est une procédure ancienne et consacrée. Ce n’est pas un nouveau dispositif créé pour ou contre certains intérêts économiques ou politiques. Ensuite, le fondement de la compétence des tribunaux dans l’affaire Vivendi, ou encore Alstom, reposait sur le fait que ces dernières avaient des activités sur le territoire américain. Les jurés avaient donc une légitimité pour juger des affaires liées à leur territoire.

E.G. : Le coût social de ce type d’affaire peut cependant être très élevé, car nombre d’entreprises appelées à se défendre aux États-Unis préfèrent transiger pour éviter toute surprise. D’où l’importance de l’arrêt Morrison qui satisfait les impératifs de sécurité juridique en définissant des critères de compétence précis, ce qui représente un avantage économique non négligeable pour les entreprises.

A.B. : Dans des dossiers comme Vivendi ou Alstom, le modus operandi des avocats des plaignants aux Etats-Unis a été d’augmenter le plus possible le risque pour les sociétés défenderesses.  Premièrement, en cherchant la validation de la class action par le juge, car une fois validée, la procédure comprend toutes les victimes de façon automatique, sans qu’elles aient besoin de se manifester.  La class action permet donc de réunir un maximum de victimes de façon efficace, et donc d’augmenter les demandes de réparation du préjudice subi.  Ensuite, En élargissant la class action à des victimes étrangères, car les demandes de dommages et intérêts seraient calculée en fonction des demandes ainsi augmentées par les prétentions des victimes étrangères.  Par ce biais, les conseils des plaignants augmentent donc considérablement les enjeux, et donc le risque pour les entreprises mises en cause.

A.G. : On peut certes critiquer les class actions, mais quelles sont les alternatives ? Ne pourrait-on considérer que les actionnaires français sont allés chercher aux États-Unis ce qu’on leur refuse en France ? Comment résoudre la tension entre un marché devenu global et les limites de juridictions nationales ?

E.G. : Ce qui est important, c’est de montrer que les Etats peuvent avoir d’autres conceptions que celles qui prévalent aux États-Unis. Le partage des compétences doit être équilibré. L’arrêt Morrison fera date parce qu’il renverse quarante ans de jurisprudence constante où des critères larges ont pu être retenus.

La SEC a subi un revers dans cette affaire. Elle soutenait que s’il y avait un élément constitutif de l’infraction prétendue aux États-Unis, le droit américain devait s’appliquer. La Cour suprême a répondu que ce qui importait dans ce type d’affaire, ce n’est pas une fraude prétendue, mais la transparence, la qualité de l’information boursière. L’attente légitime de quelqu’un qui achète un titre en bourse aux États-Unis, c’est d’être protégé par le droit américain. Si ce titre est acheté en France, à Londres ou en Australie, son attente légitime est d’être protégé par le droit de ces pays respectifs. En réalité, le débat n’est pas terminé, car la SEC a aussitôt récupéré sur le terrain législatif ce qu’elle a perdu sur le terrain judiciaire. Son droit d’agir lorsqu’un élément constitutif de la fraude a eu lieu aux États-Unis ou lorsque la fraude a eu un effet aux États-Unis a été réintroduit par la loi Dodd-Frank de 2010 qui est entrée en vigueur le 21 juillet 2010.  En revanche, le droit des parties privées d’introduire une class action sur les mêmes critères ne l’a pas été et la SEC doit faire rapport au Congrès dans les 18 mois pour proposer – ou non – de réintroduire ce droit sur les mêmes critères pour des parties privées.

A.B. : La dérive vers toujours plus de class actions impliquant des demandeurs étrangers ces dernières années peut effectivement s’expliquer par l’accélération de la mondialisation, et le manque de réglementation financière internationale qui permet de lutter contre la fraude et de surveiller les marchés. Toutes ces dernières années, les démarches de la SEC et les procédures des class actions intentées aux États-Unis ont été, par défaut, parmi les principaux acteurs dans la lutte pour la transparence des marchés et contre les infractions boursières, avec d’ailleurs un succès mitigé si l’on pense aux affaires Enron ou Madoff. Ce bilan n’a pas été mis en cause directement par la Cour suprême, mais aucune autorité n’apprécie de voir son domaine de compétence se réduire. Il n’est donc pas exclu que la SEC et l’administration Obama reviennent devant le Congrès demander que les pouvoirs de la SEC soient maintenus en la matière. Cela s’est déjà produit par le passé : en 1991, la Cour suprême avait été saisie sur une question de présomption d’extraterritorialité dans une autre loi, le Civil Rights Act de 1964. La Cour suprême avait limité le champ d’application territorial de cette Loi, mais l’année suivante le Congrès a renversé cette décision par la voie législative en amendant cette loi pour qu’elle puisse s’appliquer à l’étranger.

A.G. : La volonté d’extraterritorialité n’est donc pas près de disparaître. Mais le pourrait-elle, alors que que le marché, l’information et le droit sont mondialisés ? Dans des affaires en lien avec Internet, par exemple, toutes les juridictions ne peuvent-elles virtuellement se déclarer compétentes ?

A.B. : En réalité, ce que dit l’arrêt Morrison, c’est que si l’on veut avoir une législation extraterritoriale, il faut que le législateur le dise expressément. Si la loi est silencieuse, elle est présumée ne pas avoir une portée extraterritoriale. Le Congrès n’en a pas moins le droit d’adopter une législation dite extraterritoriale.

E.G. : Pour ce qui est d’Internet, effectivement, le paradoxe est que l’information est diffusée instantanément au niveau mondial, donc tout État qui reçoit l’information est fondé en droit international public à dire : « Je peux réglementer la qualité de cette information puisqu’elle est reçue notamment sur mon territoire. » Il n’y aura donc de véritable sécurité juridique que lorsqu’il y aura une convention internationale qui viendra fixer les critères d’application de chaque droit. Un critère raisonnable serait celui du ou des lieux où l’entreprise est cotée. Si une telle règle de conflit était adoptée, l’actionnaire serait-il protégé par le droit anglais si la société est cotée à Londres, par le droit américain si la société est cotée à New York, etc. On saurait donc exactement à quoi s’attendre.

A.B. : Un traité multilatéral serait idéal, mais est-ce réaliste ? Il y a fort à parier que la position de la Cour Suprême dans Morrison sera grignotée par la voie législative.  Après tout, le Congrès américain est sur le point dans la nouvelle Loi sur la réforme financière d’accorder à la SEC les pouvoirs ôtés par la Cour Suprême dans Morrison, et c’est ce même Sénat qui devra approuver toute convention internationale. Par ailleurs, il convient de constater que cinq seulement des neuf juges dans Morrison soutiennent une limitation très stricte de la Loi américaine.  Pour moi ces éléments ne démontrent pas une volonté politique forte aux États-Unis qui serait nécessaire à l’adoption d’une convention internationale en la matière.

E.G. : Pour moi, cette décision Morrison a créé un climat propice à l’élaboration d’une convention internationale. Les conventions internationales portant sur le droit applicable qui ont eu un grand succès avaient toutes un domaine assez circonscrit, comme c’est le cas ici pour les infractions boursières. Il serait tout à fait justifié que la Conférence de La Haye de droit international privé se saisisse d’un sujet comme celui de la loi applicable aux aspects civils des infractions boursières.

A.B. : L’idée est bonne mais je reste sceptique. La matière est très difficile à réglementer, et cela soulèverait d’importants problèmes diplomatiques. Les difficultés qu’ont eues les G20 et les G8 pour faire avancer la lutte contre la corruption sont assez similaires à celles que soulèverait l’élaboration d’un tel traité.

Les places boursières du monde pourraient également s’entendre pour trouver un accord par la voie d’une auto-régulation, mais dans la pratique, c’est impossible car elles sont toutes concurrentes. Je vous rappelle que la décision Morrison est liée à des faits qui étaient simples : aucun américain n’avait subi de préjudice. La protection de ressortissants américains par la loi américaine n’était donc pas clairement en jeu.  Je ne vois pas le législateur américain abandonner la protection de ses citoyens sur son propre territoire si jamais il est question de victimes américaines ayant subi un préjudice du fait de l’achat de titres cotés à Paris ou à Londres.

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À propos de l'auteur

Antoine Garapon

Fondateur et Secrétaire général de l'Institut des Hautes études sur la Justice, Antoine Garapon est également membre du comité éditorial de Conventions.

Magistrat, docteur en droit, il a été juge des enfants pendant de nombreuses années avant de rejoindre l’IHEJ comme secrétaire général en 1991. Il a publié de nombreux ouvrages dont Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire (Odile Jacob, 1997), Des crimes qu’on ne peut ni punir, ni pardonner (Odile Jacob, 2002), Juger en Amérique et en France. Culture juridique française et common law (avec Ioannis Papadopoulos, Odile Jacob, 2003), Les juges dans la mondialisation (avec Julie Allard, Seuil, 2005), Les nouvelles sorcières de Salem. Leçons d’Outreau, (avec Denis Salas, Seuil, 2006), Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, (Odile Jacob, 2008), La Raison du moindre État. Le néolibéralisme et la justice (Odile Jacob, 2010).
Il dirige la collection Le Bien commun aux Editions Michalon et anime l’émission « Le bien commun » sur France-Culture, et est également membre du comité de rédaction de la revue Esprit.