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Le 1er avril 2013, la Cour suprême indienne rejetait la demande de brevet déposée par Novartis pour un traitement anticancer, le Glivec. Motivations de ce rejet : la formule médicamenteuse ne remplissait pas les critères de « nouveauté ou de créativité » requis par la clause de sauvegarde de la santé publique désormais inclue dans la loi indienne sur les brevets. Saluée par les uns pour les effet positifs qu’elle aura sur la production de génériques bon marché, décriée par les autres comme une régression de nature à décourager l’innovation en Inde, cette décision très médiatisée est d’autant plus intéressante qu’elle s’inscrit dans un contexte d’évolutions significatives de la jurisprudence mondiale en matière de propriété intellectuelle, et notamment sur les questions de la brevetabilité du vivant.
Ainsi, le 4 décembre 2012, la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale rendait public un rapport sur la ratification et la mise en œuvre du protocole de Nagoya sur la diversité biologique, intitulé « L’Europe s’engage dans la lutte contre la “biopiraterie[1]” ». Présenté par la députée Danielle Auroi, ce rapport engage résolument l’Europe dans la voie d’une application effective et d’un approfondissement des accords de Nagoya en matière de lutte contre la biopiraterie et de protection de la biodiversité. Déjà pointée du doigt par la convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée lors du sommet de Rio en 1992, la biopiraterie est désignée comme une dérive à combattre lors de l’adoption du protocole de Nagoya en octobre 2010. Depuis lors, cette pratique qui concerne principalement le secteur pharmaceutique, la cosmétologie et l’agroalimentaire fait l’objet de dénonciations de plus en plus courantes de la part de la communauté internationale
Qu’est-ce que la “biopiraterie” ? Elle comporte trois étapes. Tout d’abord, la bioprospection : il s’agit pour le représentant d’une entreprise de récolter des informations auprès des populations locales en récupérant par exemple des échantillons de plante. Deuxième étape : le traitement en laboratoire. Le représentant confie ses observations et ses échantillons au laboratoire de son entreprise qui va extraire le « principe actif » de la plante, c’est-à-dire la molécule possédant des vertus thérapeutiques ou cosmétiques. Cette intervention de l’homme sur la nature va permettre le passage au troisième et dernier niveau : le dépôt de brevet. Le droit de propriété intellectuelle considère que l’innovation permet d’octroyer un droit de propriété privée, y compris sur des biens communs naturels. Le brevet reconnaît par ailleurs un inventeur unique, ce qui est difficile à comprendre pour les peuples autochtones ne concevant le savoir que de façon collective. Parmi les 70 000 brevets déposés chaque année, 10 500 concernent des organismes vivants. À eux seuls, les états-Unis, l’Europe et le Japon cumulent 90 % des brevets liés à l’utilisation de ressources biologiques ou de savoirs traditionnels qui se trouvent pour 90 % dans l’hémisphère Sud, ce qui pose la problématique de l’équité des rapports Nord/Sud. Cette « biopiraterie » s’exerce ainsi sans contrevenir aux dispositions de l’AADPIC (« Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce »), un texte annexé à l’accord instituant l’OMC, dont sont actuellement membres cent cinquante-sept États, entré en vigueur en 1995. Cet accord a déjà fait l’objet de plusieurs controverses, au rang desquelles on peut citer l’interdiction, qui, selon ses détracteurs, serait faite aux pays en développement de fabriquer des médicaments génériques contre le Sida à un coût accessible à leurs populations[2].
A contrario, il existe des conventions internationales dont l’intention est de protéger contre la “biopiraterie” : la convention sur la diversité biologique, issue du sommet de Rio de 1992, qui pose d’une part la nécessité d’obtenir l’aval de l’autorité des États pour toucher à des ressources dont ils sont propriétaires, comme les plantes à propriété médicinale. D’autre part, le protocole de Nagoya, négocié au Japon en 2010, envisage que lorsque des entreprises privées tirent des bénéfices de l’exploitation de ressources naturelles prélevées sur un territoire donné, elles doivent prévoir de partager ces derniers avec les populations locales. Ces bénéfices ne sont pas uniquement monétaires, mais concernent aussi le partage de connaissances, le transfert de technologies, etc. Ce protocole, dit « Accès et partage des avantages » (APA), érige la « biopiraterie » en objet juridique et se donne pour ambition de venir à bout de cette pratique déloyale. Son article 1er lui donne en effet pour objectif « le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des technologies pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux technologies et grâce à un financement adéquat, contribuant ainsi à la conservation de la diversité biologique et à l’utilisation durable de ses éléments constitutifs ». En revanche, en l’état, l’efficacité de ce protocole dépend uniquement de la détermination des parties signataires à intégrer dans leur droit des dispositions contraignantes. Ce que la Commission européenne propose aujourd’hui, c’est donc d’accélérer l’intégration des règles contenues dans cet accord international à travers deux textes, qui ont respectivement été soumis au Conseil et au Parlement européens le 4 et le 5 octobre 2012 : une proposition de décision du Conseil portant ratification du protocole ; et une proposition de règlement tendant à créer un cadre de mise en œuvre au niveau communautaire.
Or, cette volonté affichée de lutter plus efficacement contre de tels détournements peut s’appuyer désormais sur quelques cas caractéristiques, où la dénonciation de “biopiraterie” a effectivement conduit à l’annulation de brevets. Le Sacha Inchi, par exemple, est une source végétale riche d’acides gras essentiels. Présente en particulier au Pérou, elle est très convoitée par les acteurs des marchés cosmétiques et alimentaires des pays développés. En 2006, la société française Greentech s’engage dans la commercialisation de cet ingrédient prometteur. Elle dépose un brevet auprès de l’INPI (no FR 2 880 278 A1), considérant qu’elle a inventé l’usage d’huile de Sacha Inchi pour élaborer des crèmes de soin. En 2009, suite aux pressions de la Commission nationale péruvienne de lutte contre la biopiraterie et le Collectif biopiraterie en France, le brevet Greentech a été définitivement retiré. Ce fut le cas aussi concernant le pélargonium, plante connue pour ses propriétés permettant de lutter contre les bronchites, mais aussi le Sida et la tuberculose. Suite notamment à la dénonciation par l’African Center for Biosafety du brevet de la firme allemande Schwabe, celui-ci fut annulé en 2010 par l’Office européen des brevets, marquant un tournant de la jurisprudence vers la condamnation de la “biopiraterie”.
Au centre des raisonnements juridiques qui ont prévalu dans ces affaires, on retrouve tout particulièrement une interrogation plus poussée sur la notion d’innovation : lorsque l’on peut, par exemple, faire la preuve que ces principes étaient connus et utilisés bien avant l’intervention du laboratoire, s’agit-il encore d’innovation ? C’est ainsi que le projet « Traditional Knowledge Digital Library » a été lancé en Inde en 2001. Cette base de données recense à ce jour plus de 200 000 ressources biologiques afin de prouver l’antériorité des savoirs traditionnels en cas de brevets posés sur des procédés déjà existants. On peut noter, par ailleurs, que ces démarches ne se cantonnent pas à une opposition stricte entre les apports et intérêts du secteur privé et les tenants du savoir traditionnel, car il peut être dans l’intérêt de l’entreprise de prendre en compte la biodiversité qui peut devenir un auxiliaire pour l’innovation et pour son image publique. Comme le souligne Pierre William Johnson dans son livre Biopiraterie : « Certaines entreprises d’ingrédients ou de cosmétiques ont innové sur le plan de l’appréhension de ces enjeux en mettant en place des approches plus ouvertes de la propriété intellectuelle, fondées explicitement ou non sur la notion de savoir comme bien développé par une collectivité, et donc avec le statut de bien collectif […] Les entreprises qui renoncent volontairement au dépôt de brevets bénéficieront ainsi d’une image plus lisible par l’opinion publique et d’une plus grande liberté et simplicité dans la gestion des connaissances. […] Il y a tout lieu de croire qu’un modèle de biocommerce libre et équitable renforcera sa présence en démontrant non seulement son alignement sur des principes juridiques et éthiques, mais aussi sa pertinence économique[3]. »
Le 15 janvier 2013, le Parlement européen votait pour la première fois un texte concernant la “biopiraterie”, suivant en cela les recommandations du rapport rendu public le 4 décembre 2012. Il reprend trois revendications clés des pays en développement : l’obligation de divulgation de la source et de l’origine de ressources génétiques et des savoirs traditionnels par les demandeurs de brevets, la preuve d’un consentement en connaissance de cause et enfin la preuve d’un partage juste et équitable. L’Union européenne se présente par conséquent, à l’échelle internationale, à la pointe de la mise en œuvre du protocole de Nagoya.
[1] http://www.biopiraterie.org/sites/default/files/articles/Rapport%20CAE%20biopiraterie.pdf.
La notion de « biopiraterie » ne figure pas dans le texte de la Convention sur la biodiversité biologique, ni dans le protocole de Nagoya. En fait, il s’agit d’une notion qui n’est pas définie sur le plan international.