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Antoine Garapon : La notion de « PPE », ou « personne politiquement exposée[1] », a fait son apparition récemment. Il s’agit d’identifier dans les transactions bancaires les personnes qui, en raison de leurs fonctions politiques, juridiques ou administratives, détiennent un pouvoir important, exploitable par exemple dans des pactes de corruption. Cette classification s’étend aux familles de PPE et elle s’applique durablement, même après la cessation de leurs fonctions. L’appartenance à cette catégorie fait peser une obligation renforcée de vigilance sur les banquiers qui travailleraient avec ce type de personnalités, ce qui a conduit à générer de nouvelles professions et un nouveau secteur. Damien Martinez, vous êtes responsable pour l’Europe de l’une de ces nouvelles entreprises, World Check, qui a pour fonction de dresser ces profils… Pouvez-vous nous expliquer votre métier et depuis combien de temps il existe ?
Damien Martinez : Ce métier est en effet assez récent et a un impact certain sur la marché des opérations bancaires, dans le monde entier, depuis une dizaine d’années. Il consiste à profiler des individus qui peuvent éventuellement représenter un risque de réputation pour les opérations bancaires. Il devient effectivement nécessaire d’identifier les personnes à risque de très haut niveau. Il y a dix ans, nous avons commencé à l’arrière d’une cuisine à Zurich où, avec le fondateur de l’institution, sa mère et son épouse, nous vérifiions les données à la main.
Aujourd’hui, la société pour laquelle je travaille regroupe sept cents collaborateurs, des analystes en temps réel qui couvrent tous les secteurs politiques à travers le monde. Notre activité participe de la moralisation de la vie des affaires : à partir du moment où des hommes politiques ont des responsabilités, les citoyens sont en droit d’exiger de la transparence. Personne n’exécute d’opérations bancaires sans que cela se sache. Notre institution équipe quarante-neuf des cinquante grandes institutions bancaires dans le monde, donc quel que soit l’endroit où vous ouvrez un compte, votre nom va apparaître. Nous ne travaillons qu’avec des sources vérifiables, que l’on peut croiser : des sources authentifiées et opposables. Et seulement avec des informations publiques. Chaque profil est surveillé quotidiennement, à la main, par un analyste. Il existe à présent à l’échelle globale des océans entiers de données utilisables pour identifier les responsabilités politiques de telle ou telle personne.
À la fin des années 1990, 2000, quelques grandes affaires fondatrices ont poussé à s’interroger sur la possibilité d’établir un renseignement biographique suffisamment fin pour profiler, ce que seuls les policiers faisaient jusque-là. Cette initiative a été portée par deux grandes banques suisses qui ont commencé à contrôler de façon scrupuleuse les comptes des personnes élues dans tous les pays. De gros établissements comme la société mère de World Check (Crédit suisse et UBS) détenaient une quantité colossale d’information. Les banques privées suisses représentent un tiers de la fortune mondiale offshore. Lors des grosses affaires de corruption mondiale, il fallait donc savoir ce qu’il y avait dans ces comptes.
Actuellement, dans la finance mondiale, il y a un magma qui circule très vite. Ce qu’ont introduit les PPE c’est une approche du client par le risque, le risque politique et le risque pour les banques. Les banques doivent connaître leur client, cela fait partie des recommandations de l’OCDE. Aujourd’hui, la troisième directive de l’UE en matière de blanchiment, qui établit les règles en matière de lutte antiblanchiment, exprime l’obligation pour les opérateurs financiers et pour les professions dites associées de repérer parmi les clients ceux qui exercent une responsabilité de premier plan au sein de l’État. La France fait partie de l’OCDE et de l’UE. Elle est donc comprise dans ce type d’initiative. Par ailleurs, de grandes banques françaises font partie du Wolfsberg Group, un groupe interprofessionnel associant onze des plus grandes banques au monde, qui réfléchit aux phénomènes de blanchiment sous le contrôle de l’ACP, l’Autorité de contrôle prudentiel.
En somme, le renseignement s’est privatisé pour que les établissements financiers jouent à armes égales avec les États. Il est cependant nécessaire de rappeler que le profilage n’est pas nécessairement conditionné par le comportement, dans la mesure où l’on peut être profilé sans avoir rien fait de répréhensible.
A.G. L’analyse des comptes bancaires permet de fonder la lutte antiterroriste et celle-ci permet d’identifier des personnes qui deviennent en quelque sorte des intouchables. Les États ont donc externalisé auprès des banques une partie de leurs politiques de sécurité ?
D.M. En France, en Allemagne ou en Italie, nous sommes sur des modèles de on shore banking. Le banquier connaît tous les aspects de la vie des particuliers. C’est une source de renseignement telle que les États-Unis ont développé à partir de celle-ci un programme de lutte contre le terrorisme, le Terrorist Finance Tracking Program (TFTP). Dans l’on shore banking, on connaît l’environnement du client. C’est très différent pour l’off shore banking, où le client peut revenir dix ans plus tard sans que l’on sache ce qu’il a fait lors de cette période, ce qui rend son profilage très difficile. Deux types de personnes se retrouvent dans les bases de données : certaines y sont en raison de ce qu’elles font (criminels, etc.) et d’autres en raison de ce qu’elles sont, c’est-à-dire du fait de leurs responsabilités.
Le processus se déroule comme suit : vous vous présentez dans une phase d’ouverture de relations, le banquier va vérifier qui vous êtes, voir si votre profil est connu, notamment dans notre base de données. Si vous êtes un PPE national, vous serez soumis à une surveillance de routine. Si vous êtes PPE non national c’est plus compliqué, surtout avec une approche croisée des risques (si vous venez d’un pays particulier ou si vous êtes le fils ou le frère d’un PPE). Dans ce cas de figure, la relation sera bloquée pendant un moment et le banquier va déclencher une alerte. Il fera ensuite un rapport de vigilance accrue (ou le fera rédiger) avant d’établir une mesure du risque de type coût/bénéfice.
S’il y a une problématique de sûreté, c’est différent. Une fois le banquier alerté par un profil de PPE, il est dans l’obligation de le déclarer à la cellule de renseignement financier, comme TRACFIN en France. Il faut d’ailleurs souligner l’importance de cette cellule, capable de délivrer une information efficace, rapide et peu coûteuse. L’agent de conformité va ensuite faire une déclaration de soupçon à son autorité (comme TRACFIN), qui jugera de l’opportunité d’une poursuite (en en appelant au ministère public) ou de garder ces informations à fin d’action, pour plus tard. On a toute une chaîne de production de l’information et de conversion en action politicienne, dans le cadre par exemple de la lutte contre le crime organisé ou le blanchiment d’argent. Si demain un des fils Kadhafi voulait ouvrir une relation bancaire alors qu’il est sous sanction internationale, il faudrait que la banque soit informée en temps réel. C’est une tâche à laquelle les États ne peuvent plus répondre seuls en raison de l’important volume des données. Ils mettent donc en place toute une chaîne d’acteurs dans laquelle ils incorporent des acteurs privés.
A.G. N’y a-t-il pas un risque à ce que les « vraies » PPE échappent à ce contrôle, alors que seuls les petits acteurs se feront prendre ? Les contrôles ne risquent-ils pas d’être déjà dépassés face aux escouades d’avocats que peuvent s’offrir les PPE ?
D.M. Il y a eu une époque où les acteurs publics n’étaient pas très au fait des manœuvres financières. Il est vrai que les gens qui ont la volonté de se dissimuler empruntent d’autres chemins, si puissante que soit la banque de données. Il est ainsi très compliqué de dénicher les ayants droit d’un trust (ultimate beneficial owner). Un trust est une structure de droit anglais qui crée un petit collectif et gère de façon anonyme une fortune, ce qui permet aux ayants droit de se dissimuler derrière un maquillage administratif, sans compter les montages juridiques dans les paradis fiscaux. Étant donné que les coopérations juridiques marchent assez peu avec ces pays, il est très difficile d’obtenir des informations sur l’identité des bénéficiaires effectifs. La difficulté tient notamment en ce que tous les acteurs, en particulier les États, ne jouent pas forcément selon les mêmes règles du jeu.
Pour ce qui est des erreurs éventuelles, il est bien sûr possible de sortir de nos fichiers avec les mesures légales en place, le droit à l’oubli, le droit de rectification. Les gens sortent de nos fichiers quand ils n’ont plus rien à y faire, mais la question de l’influence des personnes est fonction de l’importance de leur mandat. Il n’est pas sûr que celle-ci disparaisse avec la fin des mandats de la plupart des chefs d’État, par exemple, dès lors que ceux-ci demeurent des personnes d’influence à l’échelle internationale.
Néanmoins, et malgré ces limites à notre action, nous espérons contribuer à l’assainissement du climat des affaires. En travaillant à éliminer le risque lié aux personnes dans les activités bancaires, notre activité apporte sa contribution pour plus de transparence.