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Ce qui rend la corruption, ou même la simple médiocrité des élites, si funeste,
c’est la solidarité qui lie entre eux tous leurs membres, corrompus ou non corrompus,
dans la défense du prestige commun.
Georges Bernanos, in Le Chemin de Croix des Âmes.
L’année 2013 a été le théâtre du feuilleton, abondamment médiatisé, de l’affaire Bo Xilai. Jugé en première instance, en l’espace d’un mois entre le 22 août et le 22 septembre, le chantre néo-maoïste de la lutte anti-corruption à Chongqing était définitivement convaincu de « corruption, détournement de fonds et abus de pouvoir », le 25 octobre 2013, après l’expédition de la formalité d’appel.
Au même moment ou presque, un de ses proches, Jiang Jiemnin, ancien Président de la toute-puissante SASAC (entité représentant l’Etat actionnaire dans l’industrie), ancien directeur général de China National Petroleum Corporation (CNPC) et président de PetroChina, était visé dans le cadre d’une vaste enquête sur les pratiques de corruption dans le secteur pétrolier. Plus proche encore, et surtout plus emblématique, Zhou Yongkang, ancien Ministre de la Sécurité de l’Etat qui dirigeait lui-même l’appareil répressif chinois, était inquiété pour des faits similaires, vraisemblablement en liaison avec la période où il était à la tête de CNPC. Pour la première fois, le statut d’intouchable d’un membre du cercle très étroit du Comité Permanent du Politburo, était remis en cause. Il est aujourd’hui au secret, assigné à résidence.
Pour les observateurs de la Chine, même récents, qui conservent en mémoire la chute du maire de Shanghai, Chen Liangyu, entre 2006 et 2008, cela ne relevait peut-être que du règlement de comptes entre factions politiques, d’une purge qui tait son nom, d’une consolidation brutale du nouveau pouvoir en place par mise à l’écart de rivaux potentiels. Rien d’inhabituel, peut-être.
Mais, dans le même temps, l’organe interne de discipline du Parti Communiste organisait méthodiquement la sanction de 182.000 de ses cadres pour les mêmes motifs de corruption et abus de pouvoir, soit 13 % de plus qu’en 2012. Et, surtout, en juillet 2013, la police chinoise arrêtait quatre cadres supérieurs du groupe britannique GlaxoSmithKline (GSK), soupçonnés de corruption et autres infractions économiques, à raison de pratiques discutables en matière de commercialisation de produits pharmaceutiques. Au-delà de la Chine, plusieurs banques, dont JP Morgan ou Deutsche Bank, étaient visées par des enquêtes aux Etats-Unis sur leurs pratiques de recrutement de chinois en vue d’obtenir directement ou indirectement, des mandats d’entreprises publiques chinoises.
Voilà donc qu’étaient inquiétés tout à la fois, hauts responsables, cadres du Parti, fonctionnaires intermédiaires de l’appareil d’Etat, employés d’entreprises étrangères, et autres « family and friends ». En Chine et ailleurs.
Pour prendre la mesure exacte de ce qui pourrait n’être que des faits divers, il faut les remettre en perspective chiffrée. Quelques mois plus tard, au troisième trimestre 2013, le scandale GlaxoSmithKline se traduisait très concrètement: les ventes du groupe en Chine chutaient de 61%. De son côté, le secteur du luxe, victime collatérale de cette campagne de moralisation de la vie publique et des affaires, voyait les ventes de produits en Chine continentale, longtemps dopées par une tradition de cadeaux au moment de la fête de la Lune, du Nouvel An chinois ou autres célébration, chuter de 5% d’une année sur l’autre – selon le cabinet Bain & Co. A titre d’exemple, le groupe LVMH affichait un ralentissement de la croissance de son chiffre d’affaires mondial 2013, de 4 % au lieu de 19 % un an plus tôt. Une partie de l’explication de cette moindre performance tenait en effet aux mesures gouvernementales chinoises visant à bannir les cadeaux de valeur, que ce soit des bouteilles de cognac ou des montres de luxe. Le phénomène s’observait d’ailleurs aussi chez des producteurs de spiritueux, comme Rémy Cointreau ou Pernod Ricard qui affichaient une chute de leurs ventes de cognac en Chine.
Encore une fois, et au-delà de ces chiffres inquiétants, le phénomène de corruption en Chine n’est pas nouveau et les campagnes anti-corruption non moins récurrentes. Cela a déjà été abondamment décrit, commenté et expliqué. L’analyse la plus pertinente reste celle formulée par Jean-Louis Rocca, avec une préscience certaine, dès 1996, au lendemain d’une campagne déjà « anti-princière » contre les enfants et petits-enfants de hauts dirigeants, dans un article La Corruption et la Communauté. Contre l’analyse culturaliste de l’économie chinoise1In Tiers-Monde 1996, tome 37 n°147. “La Chine après Deng” (sous la direction de Claude Aubert, Jean-Pierre Cabestan et Françoise Lemoine) pp. 689-702.. Il y met en évidence la conjugaison singulière des aspects prédateurs, économiquement néfastes, et redistributeurs, parfois socialement utiles, du phénomène, qui le rend compatible dans une certaine mesure avec la croissance économique. Dix-huit ans en arrière, à la veille de la véritable explosion de la croissance chinoise qui démultipliera prédation et redistribution, Jean-Louis Rocca anticipait déjà que « l’échange corrompu est de plus en plus marqué par l’esprit mercantile et de moins en moins par la norme relationnelle », que «[l’] on vend de moins en moins le pouvoir à des connaissances et plus en plus à des étrangers». Avec son ouverture économique sur le reste du monde, la Chine s’est de fait éloignée d’une corruption « de proximité», très communautaire, faite de petits avantages et de contreparties clientélistes, pour évoluer vers une corruption « de marché », de plus grande ampleur, anonyme et lointaine, perturbatrice du bon fonctionnement des affaires comme du jeu politique.
Ce qui est peut-être nouveau depuis ces constatations, c’est le progrès de l’état du droit en matière de corruption, hors de Chine d’abord, pour infuser ensuite en Chine continentale, lentement, mais sûrement.
Sous la pression des Etats-Unis, précurseurs avec une première version du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) adoptée dès 1977, la lutte anti-corruption a en effet connu un essor formidable sur les vingt dernières années. La période est marquée tout à la fois par l’émergence d’une norme internationale, matérialisée par l’adoption de la convention de l’OCDE du 21 novembre 1997 et de la Convention des Nations Unies contre la corruption de 2003, et par la poursuite sans précédent de scandales comme celui de Siemens. On rappellera pour l’anecdote que l’affaire Siemens avait, entre autres ramifications internationales, des prolongements chinois, appréhendés aux Etats-Unis par l’application extraterritoriale du FCPA. Un rapport de l’OCDE du 4 novembre 2009 citant le cas Siemens fait état d’un pot-de-vin dans le cadre d’un projet de ligne de transport en Chine, transmis à un consultant à Dubaï, puis versé à plusieurs entités associées à un consultant commercial chinois, reversé enfin en pluie fine à des fonctionnaires chinois.
Sans que cela n’en soit la seule explication, la concomitance de l’ouverture de l’économie chinoise et l’essor de normes internationales et nationales permettant d’appréhender aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, voire en France, les faits de corruption en Chine ou par des chinois hors de Chine a certainement contribué à la ratification par la Chine en 2006 de la Convention des Nations Unies précitée. S’il a fallu attendre une loi du 25 février 2011 amendant le code pénal chinois pour une transposition du dispositif de cette convention, la corruption est désormais appréhendée, sous toutes ses formes, par un corps de règles très exhaustif à l’équivalent des normes occidentales. Ces règles, qui marquent un incontestable progrès de l’état du droit positif, souffrent néanmoins d’un manque d’unité et d’ordre, caractéristique du déficit de l’Etat de droit en Chine (i.e. absence de hiérarchie des normes).
Il y a d’abord des règles d’origine législative, celles du Code pénal du 14 mars 1997, modifié en 2006 et en 2011 pour incorporer les délits de corruption de la convention des Nations Unies et celle de la loi sur la concurrence déloyale du 2 septembre 1993. Il y a des règles administratives ensuite, principalement les dispositions intérimaires pour la répression des actes de corruption commerciale édictées par le SAIC (administration de l’industrie et du commerce). On trouve aussi des interprétations judiciaires de la Cour suprême définissant les orientations pour la poursuite des cas de corruption (i.e. seuils de matérialité pour le déclenchement des poursuites), des règles morales et disciplinaires du Parti Communiste chinois, ainsi que des règles professionnelles, notamment dans le domaine de la santé et de la pharmacie.
Au total, le droit chinois permet aujourd’hui l’incrimination de faits de corruption active et passive d’agents publics chinois (article 389 du code pénal), d’agents publics étrangers (article 164 du code pénal), mais aussi de partenaires commerciaux (article 8 de la loi sur la concurrence déloyale et articles 163 et 164 précité du code pénal). Corrupteurs comme corrompus s’exposent à des amendes non plafonnées et à de lourdes peines d’emprisonnement. Les pratiques de cadeaux, de remises, rabais, ristournes (huikou) sont sévèrement appréhendées.
De même que la Chine a connu une inflation tous azimuts de règles anti-corruption, l’appareil chinois de lutte anti-corruption s’est aussi considérablement sophistiqué. Ses principaux acteurs sont le ministère de la Sécurité Publique (MSP) qui coordonne les enquêtes, le Ministère de la Supervision (MOS) qui surveille l’administration publique, le bureau national de lutte contre la corruption – créé en 2007 – qui formule les lignes directrices de lutte contre la corruption (sous la tutelle directe du Conseil d’Etat), le SAIC qui poursuit l’application de la loi sur la concurrence déloyale et les faits de corruption commerciale, le parquet de la Cour Suprême qui diligente les poursuites, et la PBOC (banque centrale de Chine) qui veille essentiellement à la lutte anti-blanchiment. A cela s’ajoute la Commission de discipline du Parti qui en surveille les membres jusque dans leurs emplois salariés.
Le double excès de règles et d’autorités compétentes, conjugué à une détermination politique de moralisation des comportements d’affaires, a toutefois pour effet regrettable une forme de confusion des genres, où se mélange poursuites de faits de corruption et pratiques commerciales agressives. L’administration de l’industrie et du commerce verse notamment dans un excès de zèle inquiétant où le seul paiement d’un bonus à un agent qui génère un chiffre d’affaires conséquent ou l’intéressement important d’un distributeur exclusif par son fournisseur deviennent suspect et susceptible de qualifier un délit de corruption privée.
Il est encore trop tôt pour déterminer, si, en s’appuyant sur un corpus de règles nombreuses et relativement transparentes, cette vaste campagne de lutte contre la corruption signe une promotion nouvelle de la règle de droit. Il est en revanche certain qu’il s’agit là de la réhabilitation d’une règle de morale sociale et non plus le simple instrument de règlement de comptes. Les autorités chinoises deviennent en cela peut-être plus confucéennes que maoïstes. Toujours est-il que ce phénomène, quelles qu’en soient les raisons exactes, ne peut désormais laisser indifférent. Il semble s’installer dans la durée et, de ce fait, doit immanquablement conduire les investisseurs, chinois et étrangers, à une vigilance nouvelle et accrue. Alors qu’il ne leur en est fait nullement obligation par la loi chinoise, cela les oblige certainement à mettre en place des codes de conduite – instruments classiques de soft law aux confins de droit et de la morale – à l’équivalent des modèles occidentaux de bonnes pratiques et des systèmes d’audit permettant d’en vérifier l’efficacité réelle.
Réferences
↑ 1 | In Tiers-Monde 1996, tome 37 n°147. “La Chine après Deng” (sous la direction de Claude Aubert, Jean-Pierre Cabestan et Françoise Lemoine) pp. 689-702. |