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François Badie

François BADIE, magistrat, est chef du Service central de prévention de la corruption (SCPC) depuis juillet 2010. Il a été choisi en décembre 2011 par la Commission Européenne pour être l’un des 17 experts chargés de l’assister pour l’élaboration du « Rapport anticorruption de l’UE ». En 2013, il a été élu membre du Comité Exécutif de l’Association internationale des autorités anticorruption (IAACA). Il revient ici sur la place et l’évolution de la France en matière de lutte contre la corruption, notamment en ce qui concerne la mise en oeuvre de conventions internationales comme celle de l’OCDE.

Le rapport de phase 3 de l’OCDE sur la mise en œuvre par la France de la convention de lutte contre la corruption transnationale de fonctionnaires étrangers a été rendu public en octobre 2012. Le diagnostic d’ensemble est plutôt sévère. Que pensez-vous, au SCPC, des critiques adressées à la France ?

Tout d’abord, je tiens à rappeler que je ne représente pas le ministère de la Justice, mais l’autorité française de lutte anticorruption, qui est un organe autonome, placé auprès du ministre de la Justice. Nos propos et nos écrits, notamment les rapports annuels du SCPC, n’engagent donc ni le ministère de la Justice ni le gouvernement. Notre rôle est de faire des constats et des propositions au gouvernement, qu’il peut ou non choisir de suivre.

Sur le constat assez dur qui a été fait dans le rapport de phase 3 de l’OCDE, beaucoup de choses sont vraies, mais certaines méritent d’être nuancées. Ce rapport est assez sévère pour la France, et les critiques sont parfois fondées, mais également parfois un peu excessives. Les critiques très développées sur la situation du parquet français, par exemple, sont de mon point de vue trop dures. On constate en effet que dans un certain nombre de pays, à commencer par l’Allemagne, les procureurs ne sont pas plus indépendants qu’en France sans que cela ne compromette l’efficacité des mesures anticorruption. Le vrai problème n’est donc pas là. Il est plutôt à rechercher dans ce qui est aussi pointé du doigt dans le rapport de l’OCDE, de façon tout à fait juste, à savoir le faible nombre de condamnations et surtout la lenteur des procédures en France dans ce domaine, qu’il s’agisse de corruption transnationale ou, de manière plus générale, de toutes les affaires financières.

En octobre 2014, la France devra présenter aux experts de l’OCDE les mesures qu’elle entend mettre en œuvre à la suite de la publication de ce rapport. Quelles réformes la France pourra-t-elle mettre en avant pour démontrer sa volonté de lutter contre la corruption ?

Des réformes ont d’ores et déjà été entreprises et un travail interministériel est en cours pour les présenter à l’OCDE dans quelques mois. Il s’agit en particulier des réformes votées en 2013, telles que la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière . On peut ici souligner des avancées importantes : d’abord l’augmentation du quantum des peines encourues en matière de corruption, non pas les peines d’emprisonnement qui restent faibles, mais les peines d’amende qui ont été multipliées par cinq. On arrive aujourd’hui à des amendes possibles, pour les personnes morales, allant jusqu’à 5 millions d’euros. Mais il convient de souligner que ce ne sont là que des maxima théoriques, car aucune des peines réellement prononcées n’est pour l’instant de ce niveau.

Il y a également eu la loi du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public, qui a acté l’interdiction des instructions écrites du ministre dans les affaires individuelles, ce qui va dans le bon sens.

La création du procureur financier, enfin, est un pas important vers une meilleure spécialisation des poursuites en matière financière. Ce procureur ne sera ni plus ni moins indépendant que les autres membres du ministère public, du parquet, mais cette spécialisation a souvent manqué à la profession toutes ces dernières années, car dans de nombreux tribunaux, plus spécialement de taille moyenne, procureurs et juges d’instruction traitaient à la fois d’affaires financières et non financières, souvent, devant l’urgence de traiter les affaires de délinquance quotidienne ou violente, au détriment des affaires financières. La création du pôle financier de Paris, en 2000, a été une première étape efficace, celle des juridictions interrégionales spécialisées en 2004 aussi, mais leurs moyens demeurent beaucoup trop limités.

Enfin, la possibilité désormais offerte aux associations anticorruption agréées de se constituer partie civile en matière d’atteintes à la probité (nouvel article 2-23 du code de procédure pénale) met fin au monopole des poursuites détenu jusqu’alors par le parquet, ce qui répond aux recommandations des organisations internationales (OCDE, Conseil de l’Europe –GRECO, etc.)

Malgré ces avancées réelles, la France aura sans doute des difficultés à se défendre sur certains points qui restent des faiblesses évidentes. La première de ces faiblesses est évidemment la lenteur de la réponse judiciaire classique dans notre pays. L’exemplarité de notre justice, les débats auxquels peuvent donner lieu des procès publics par exemple, perd tout son sens lorsque les affaires sont jugées quinze ans après les faits, comme dans le cas de l’affaire Safran, jugée fin 2012 pour des faits commis entre 2000 et 2003. Idem lorsqu’un directeur de la banque UBS est condamné en novembre 2012 pour des faits datant de 2002, ou deux cadres de Technip en janvier 2013 pour des actes commis entre 1995 et 2002… L’action répressive dans ces conditions ne peut pas être réellement crédible, d’autant que les condamnations sont très faibles, lorsque condamnation il y a. Il ne s’agit pas de militer pour un plus grand nombre de poursuites comme si c’était un but en soi, mais il faut que l’entreprise française qui fait ou a fait de la corruption une composante de sa politique commerciale soit poursuivie rapidement et sans complaisance. Les grandes entreprises doivent intégrer que la corruption transnationale appartient à une époque révolue. La poursuite et la répression des infractions doivent pour cela être rapides et efficaces.

La lutte anti-corruption repose également sur un volet préventif. Dans son rapport de 2012, le SCPC proposait un ensemble de mesures visant à la prévention de la corruption, arguant que la France pourrait jouer ici un rôle moteur. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Dans les années 1980-1990, la France a pu jouer un rôle d’impulsion dans la mise en place de programmes de lutte anticorruption dans le cadre d’instances internationales telles que le G20, avec notamment la création du GAFi . Notre pays était alors à la pointe dans les politiques de lutte contre le blanchiment d’argent ou de l’évasion fiscale. Aujourd’hui, notre perte d’influence au détriment des États-Unis et du Royaume-Uni est certaine. La France se doit de réagir et de retrouver son rôle d’avant-poste.

Et de ce point de vue, je pense effectivement que la priorité pour nos entreprises nationales est de faire en sorte que les mécanismes de corruption transnationale puissent plus difficilement être mis en œuvre et prospérer.

Pourquoi faut-il que les entreprises françaises, grandes ou petites, attendent d’être poursuivies par les États-Unis dans le cadre du Foreign Corrupt Practices Act, ou demain par la Grande-Bretagne dans le cadre de l’UK Bribery Bill, pour mettre en place, sous la contrainte et moyennant des centaines de millions de dollars d’amendes transactionnelles, des programmes de conformité et des réformes internes ? C’est là, selon moi, que se situe l’urgence, et c’est sur ce plan que les autorités françaises doivent adopter une perspective globale. Les entreprises attendent actuellement une discussion avec les pouvoirs publics dans ce domaine, et les autorités doivent signifier clairement que la lutte contre la corruption est une priorité.

Je pense que la prochaine étape à franchir dans ce sens serait de promouvoir pour les entreprises, de façon incitative dans un premier temps, puis réglementaire ou législative par la suite, une meilleure conformité et la prise en considération dans l’organisation interne de la structure d’un ensemble de règles et de programmes visant à empêcher toute action de corruption. Il faut notamment de meilleurs systèmes d’alerte et les avancées récentes sur ce plan nous semblent de ce point de vue très positives. Le rôle du SCPC est aujourd’hui reconnu dans le nouvel article 40-6 du code de procédure pénale , grâce auquel quelques personnes se sont d’ores et déjà adressées à nous. Il faut que les pouvoirs publics continuent à se pencher de près sur ces mécanismes ; car l’idée d’aborder le crime par la prévention est très bénéfique. Il pourrait être intéressant par exemple de penser un mécanisme de repentis en matière de lutte contre la corruption, qui inclurait éventuellement un renoncement aux poursuites ou tout du moins une diminution de la peine encourue si l’entreprise peut fournir la preuve de la mise en place d’un programme de compliance, de conformité, préalable.

Comment définiriez-vous un bon programme de compliance ? Les entreprises sont-elles bien placées pour élaborer leurs propres exigences en matière de lutte contre la corruption ? Sur quels cadres ou quels textes peuvent-elles s’appuyer pour être « conformes » ?

Nous avons au SCPC un rôle de réflexion, mais aussi de proposition. Dans le rapport 2012 (pdf, 2.9 Mo) qui a été remis au Premier ministre et au ministre de la Justice en juin 2013, nous avons fait quelques propositions, qui découlaient d’ailleurs des observations du rapport de phase 3 de l’OCDE sur la France d’octobre 2012.

Pour l’avenir immédiat, nous avons le projet de réunir un groupe de travail comprenant des agents publics (des ministères de la Justice, des Affaires étrangères, de l’Economie et des Finances) et des responsables du monde de l’entreprise, des avocats, pour réfléchir à ce que pourraient être des lignes directrices françaises en matière de conformité. Il me semble anormal que des entreprises qui souhaitent se mobiliser contre la corruption cherchent d’abord à se mettre en accord avec des réglementations étrangères, en prenant appui sur des lignes directrices et des principes américains ou britanniques. Ce n’est pas que ces principes soient mauvais, mais il pourrait être pertinent que la France se dote de ses propres normes. Celles-ci ne seraient sans doute pas aux antipodes des lignes directrices existantes, mais elles seraient le fruit d’une discussion nationale.

Il n’y a actuellement en France aucune obligation réglementaire de conformité, et il n’existe aucune sanction pour non-conformité. Ainsi, proposer un cadre réglementaire propre à la France, incitatif dans un premier temps et qui pourrait éventuellement devenir obligatoire par la suite, comme cela a été fait en matière de sécurité du travail (avec une obligation de moyens et non de résultat), est une piste que nous voulons explorer. À terme, le gouvernement pourrait également réfléchir à introduire en France une législation extraterritoriale comme celles des États-Unis ou de la Grande-Bretagne.

Est-ce que cela serait utile ? Dissuasif vis-à-vis des entreprises des autres pays ? C’est en tout cas une piste à envisager. Lorsque Technip, Alcatel, Total, d’autres entreprises demain, sont obligées de mettre en place un système de conformité sous pression et contrôle des États-Unis, la question mérite d’être posée.

Comment convaincre les entreprises de la nécessité de mettre en place de tels programmes de compliance ?

Nous avons des raisons d’être optimistes quant à la volonté des entreprises d’instaurer des programmes de prévention. Pour notre rapport 2012, nous avions, pour la première fois, adressé un courrier aux entreprises du CAC 40 pour leur demander ce qu’elles faisaient en matière de prévention de la corruption : une douzaine avaient alors répondu. Cette année, nous avons renouvelé l’exercice et la quasi-totalité des entreprises du CAC 40 ont répondu. Elles ont donné des éléments très intéressants, dont nous publierons une synthèse dans le rapport 2013, à paraître en juin 2014. Nous avons même eu des réponses d’entreprises hors CAC 40, comme Thalès, qui souhaitent figurer dans le tableau. La conformité est désormais perçue comme un enjeu important et traitée comme telle par les entreprises, qui désirent le faire savoir.

Petit à petit, ces réformes sont perçues, au sein même des entreprises, en termes de compétitivité. Il y aura peut-être toujours des actes de corruption individuels, mais la grande corruption stratégique est une notion dépassée. Les premières entreprises à intégrer cette réalité pourront transformer la nécessité d’une meilleure conformité en avantage compétitif. À court terme, il se peut que cela crée des déséquilibres par rapport à certains pays, où la pression réglementaire est bien moindre pour l’instant (Inde, Chine), sur des marchés où l’on pense encore que l’on est obligés de payer des pots-de-vin, céder à des sollicitations pour obtenir des marchés, mais je crois, sur le long terme, en la conformité comme facteur de meilleure compétitivité de l’entreprise.

Aujourd’hui déjà, lorsqu’une sanction est prononcée dans le cadre de procédures du Department of Justice américain et que par la suite la Banque mondiale ou d’autres banques de développement excluent une entreprise des marchés publics dans certaines régions ou dans le monde entier pour une durée plus ou moins longue, mais qui se compte en années, les conséquences peuvent être dramatiques. En appliquant en France des politiques efficaces, tant de répression que de prévention, pour inciter les entreprises à améliorer tous leurs contrôles internes pour devenir exemplaires, on leur permettrait en réalité de prendre une longueur d’avance sur leurs concurrentes. À condition également que les mesures appliquées dans un pays soient reconnues dans les autres, d’où l’intérêt d’une discussion internationale sur les règles de non bis in idem.

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