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Mehdi Abbas est maître de conférences à l’Université de Grenoble II. Il est chercheur au sein de l’équipe Economie du Développement Durable et de l’Energie (Cnrs/UPMF) et chercheur associé au CEIM, Université du Québec à Montréal.

En lançant un cycle pour le développement à Doha en 2001, les États membres de l’OMC ont décidé de traiter les déséquilibres dont souffraient les économies du Sud et signifié que la libéralisation n’est pas la finalité ultime des négociations commerciales multilatérales. Cependant, force est de constater que ce programme ambitieux peine à aboutir. L’agenda de Doha pour le développement (ADD) s’est progressivement transformé en une négociation commerciale classique ayant pour principale thématique l’accès au marché et le démantèlement de barrières non-tarifaires (soutien interne et subvention).

L’enlisement du cycle de Doha est la manifestation des contradictions systémiques dont est porteur le régime de commerce, d’investissement et de développement de l’OMC. Celles-ci se déclinent à travers deux dysfonctionnements. D’une part, l’articulation défaillante entre les objectifs affichés et le mode opératoire du régime OMC issu du cycle d’Uruguay (1986-1994) donne lieu aux dysfonctionnements du multilatéralisme compétitif. D’autre part, la contradiction entre l’évolution de l’équilibre de puissances et l’affirmation des économies émergentes empêche l’élaboration d’une doctrine satisfaisante alliant mondialisation et développement. Ces éléments convergent pour poser un problème de soutenabilité environnementale et sociale du régime OMC.

L’incapacité à rendre opérationnel le multilatéralisme compétitif de l’OMC

Si, dans un premier temps, les analyses ont insisté sur les éléments de continuité entre le GATT et l’OMC, il apparaît désormais que cette dernière marque un changement de nature dans la régulation multilatérale des échanges. Cette appréciation découle de deux séries de facteurs.

D’un côté, avec l’OMC la régulation commerciale multilatérale ne porte plus uniquement sur les protections aux frontières, mais concerne les « mesures au-delà des frontières » et les dispositifs réglementaires et institutionnels domestiques[1]. Dès lors, le régime de l’OMC a pour fonction d’améliorer la contestabilité[2] internationale des marchés nationaux en réduisant les contraintes juridiques, institutionnelles et stratégiques mises en place par les états. D’un autre côté, le régime OMC est orienté vers la prévention des entraves techniques au libre-échange, de sorte que la contestabilité des marchés porte sur les politiques non-commerciales et les différences dans les régimes de régulation (politiques environnementale et de concurrence, standards de protection de la propriété intellectuelle) et les barrières qualitatives aux échanges. Ce régime comporte un nouveau corpus de règles avec des recommandations de mise en conformité, des normes de procédures et des normes substantives[3].

L’évolution du programme de Doha pour le développement révèle que le multilatéralisme compétitif de l’OMC peine à trouver son mode opératoire pour au moins deux raisons.

En premier lieu, les états membres n’ont, semble-t-il, pas pris la mesure de la difficulté et de la complexité technique de négociations où les questions commerciales sont périphériques. Cette évolution conduit à une confrontation entre plusieurs corps de normes juridiques et à une réflexion sur la connexion et la hiérarchie à établir entre les différents systèmes normatifs (juridique, politique, technologique, culturel, social, commercial). En second lieu, la contestabilité internationale des marchés suppose que le régime de l’OMC a compétence sur l’action régulatrice des états. Cela a notamment pour effet de circonscrire leur pouvoir discrétionnaire dans l’organisation de leur économie et d’encadrer des politiques qui relevaient auparavant de leur souveraineté particulièrement en matière d’importations)[4]. Par ailleurs, la procédure de règlement des différends confère aux arbitres du commerce multilatéral un pouvoir de sélection et de validation des normes qui, dès lors, échappe à la diplomatie commerciale des états et réduit considérablement leur autonomie réglementaire.

L’ADD aurait dû et pu être l’occasion d’une réflexion approfondie sur les effets adverses de la mondialisation. Cependant, l’OMC n’est pas en mesure de démontrer que la libéralisation multilatérale des échanges constitue une réponse soutenable et collective aux défis de la globalisation économique (problèmes environnementaux, inégalités, délocalisations, instabilité monétaire et financière). À cela s’ajoute le fait qu’elle cloisonne les thématiques (gouvernance en silos), alors que nous pouvons constater des convergences entre politique commerciale, sociale et environnementale, entre politique commerciale et politique technologique et bien entendu entre politique commerciale et politique de développement, d’où la difficulté à élaborer un développement véritablement opérationnel au sein de la mondialisation.

Les limites de l’articulation mondialisation-développement du régime de l’OMC

Le premier élément illustrant ce dilemme réside dans les résultats décevants en matière de gains commerciaux résultant des engagements souscrits jusqu’à présent dans le cadre de l’ADD. Outre l’absence de critères et de finalité quant au contenu développement du cycle, les travaux économétrique montrent que les émergents seront les principaux bénéficiaires du cycle. Mais quid de la foule des petites et des moyennes économies ?

Ce constat résulte de la transformation de l’ADD en une négociation commerciale où la dimension développement est ramenée soit à l’équilibre gain/coût de la libéralisation commerciale, soit aux effets concurrentiels positifs de la réduction tarifaire. Or, cela n’est suffisant ni pour répondre aux enjeux du développement ni pour redresser l’iniquité du système.

L’OMC est certes une organisation du commerce, mais dans une économie globalisée, où la politique commerciale possède des effets et des dimensions non-commerciales, que l’on songe par exemple aux problèmes soulevés par le changement climatique ou la sécurité alimentaire, la seule solution libérale en termes de coûts/bénéfices devient intenable.

Soutenabilité du régime de commerce et de développement de l’OMC

Bien que le préambule instituant l’Organisation stipule que la libéralisation multilatérale des échanges permet « l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement et de renforcer les moyens d’y parvenir d’une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique[5] » (GATT, 1994), l’OMC ne parvient pas à penser la soutenabilité environnementale et sociale de son régime de commerce et de développement. Elle se contente de reprendre à son compte les thèses développées dans la déclaration de Rio (1994) et l’Agenda 21 intitulé Promouvoir le développement durable par le commerce. Cette thèse étend la doctrine du libre-échange à la protection de l’environnement et à la promotion du développement durable. Dès lors, Tout en affirmant la primauté de la libéralisation des échanges sur la protection de l’environnement, l’OMC fait de la libéralisation commerciale un levier de la protection de l’environnement[6].

L’OMC est hermétique aux arguments soumettant la libéralisation commerciale aux impératifs de la préservation de la biosphère et à l’impossibilité de concilier libre-échange et internationalisation multilatérale des coûts environnementaux[7]. Les actions autorisées pour protéger ou sauvegarder les ressources naturelles et animales au titre de l’article XX du GATT-1994 sont envisagées comme des dérogations à la norme multilatérale et au droit à l’exportation. Le régime évacue les conséquences du libre-échange multilatéral, notamment en termes de déstructuration des sociétés des pays du Sud, de perte de biodiversité ou d’appauvrissement des sols en raison de la spécialisation. De plus, les impacts environnementaux et climatiques accompagnent la prise de conscience d’un écart sans cesse croissant entre les gains privés du libre-échange et les coûts collectifs que la libéralisation peut générer (dégradation de l’environnement, croissance des émissions de CO2, déséquilibres régionaux, surexploitation agricole, destruction d’emplois, etc.).

Dans le rapport OMC-PNUE (2009) sur la dimension commerciale de la lutte contre les changements climatiques, la libéralisation des biens et services environnementaux (paragraphe 31 de la déclaration de Doha) y est présentée comme la voie privilégiée pour mettre « la politique commerciale au service du climat[8] ». Simultanément, la consolidation de l’Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) est présentée comme le meilleur moyen d’obtenir les technologies en mesure d’engager les pays du Sud sur un sentier de croissance verte. En outre, le régime de l’OMC est fondé sur le paradigme de la mobilité des biens, des capitaux et des facteurs productifs qui impliquent une croissance des émissions de CO2.

Ainsi, le discours de l’OMC n’a pas évolué malgré le changement de nature et d’échelle que constitue la problématique des enjeux écologiques soulevés par le régime globalisé de croissance actuel[9]. Les pays émergents, en réduisant l’espace des spécialisations profitables et en accroissant la demande mondiale pour les ressources naturelles, peuvent conduire à une surexploitation de ces ressources au détriment des Pays en Développement  non-émergents ou des Pays les moins avancés afin de retirer un gain de la globalisation.

La cohérence de la gouvernance globale n’est donc pas de la seule responsabilité de l’OMC, mais il ne faudrait pas que la question de la soutenabilité du développement ne soit envisagée qu’au travers du prisme commercial. Cela est d’autant plus nécessaire que dans une économie internationale intégrée, la politique commerciale possède des dimensions non-monétaires appelant une réflexion sur ses interfaces avec la politique environnementale et sociale. C’est pourquoi le chantier de l’internormativité et de la hiérarchie entre les différents champs de la gouvernance globale devrait être prioritaire afin de mieux cerner les défaillances et les modalités pour y remédier.


[1] À savoir : les mesures techniques, les règles et procédures administratives, normatives et d’expertise, les restrictions quantitatives et réglementaires à l’importation, les taxes internes, les restrictions en matière de concurrence et de liberté de circulation, et les exigences en matière d’étiquetage.

[2] Le marché contestable est un marché sur lequel la concurrence potentielle (la « menace » d’entrée d’une entreprise concurrente) garantit les prix concurrentiels, même si le marché est en réalité dominé par une seule ou par plusieurs entreprises.

[3] Il s’agit des articles 2.2 et 2.4 de l’accord sur les obstacles techniques au commerce, 3.3 et 5 de l’accord sur les mesures sanitaires et phytosanitaires, les articles VIII, X du GATT de 1994. à cela s’ajoute que l’OMC régule le recours à des exemptions pour motifs non-commerciaux (articles XX et XXI du GATT et XIV de l’AGCS).

[4] Particulièrement de mesures sanitaires et phytosanitaires, environnementales, d’investissement, de recherche et développement, de régulation des monopoles nationaux, d’usages des terres, d’organisation du secteur énergétique.

[5] Le préambule n’a aucune valeur juridique contraignante.

[6] OMC, Le Commerce et l’environnement, Genève, OMC, 2004.

[7] Herman Daly, Beyond Growth : the Economics of Sustainable Development, Boston, Beacon Press, 1996.

[8] OMC, PNUE, Commerce et changement climatique, Genève, OMC-PNUE, 2009.

[9] Mehdi Abbas, économie politique globale des changements climatiques, Grenoble, PUG, 2010.

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Mehdi Abbas

Mehdi Abbas est maître de conférences à l’Université de Grenoble II. Il est chercheur au sein de l’équipe Economie du Développement Durable et de l’Energie (Cnrs/UPMF) et chercheur associé au CEIM, Université du Québec à Montréal.