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Résumé:                                                Depuis peu, les nouvelles technologies ne se contentent plus...
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                                                Depuis peu, les nouvelles technologies ne se contentent plus seulement d’accélérer notre vie ; elles la changent. L’étude du Conseil d’État s’efforce d’analyser de manière globale les transformations du monde que révèlent les plateformes numériques. Après deux précédentes études, la première en 1998 intitulée Internet et les réseaux numériques et la deuxième sur Le numérique et les droits fondamentaux en 2004, le Conseil d’État a décidé de poursuivre sa réflexion sur l’évolution des politiques publiques du numérique, en s’attachant cette fois-ci à l’ébranlement des économies et des modèles sociaux traditionnels qui est en cours.

Créer son entreprise individuelle pour commercialiser des produits ou des services jusqu’au bout du monde, mettre à disposition ses compétences de jardinier ou de bricoleur, dîner ou dormir « chez l’habitant », faire appel à un taxi ou à une voiture de tourisme avec chauffeur, louer un bateau, mettre en commun des compétences pour créer un service utile à tous, trouver un travail… Les plateformes numériques ne cessent de faire irruption dans la vie quotidienne.

Cette « ubérisation » de l’économie se traduit par la substitution progressive des plateformes aux intermédiaires de l’économie traditionnelle mais aussi, au-delà, aux figures instituées qui structurent nos sociétés (l’entreprise, le professeur, le chef d’entreprise, l’État…). Elle fait émerger de nouvelles formes d’organisation des échanges et des relations, économiques certes, mais aussi sociaux, culturels et sociétaux. Accompagner l’« ubérisation », ainsi que le suggère cette étude du Conseil d’État, c’est d’abord s’efforcer de comprendre ce phénomène et d’en anticiper les évolutions futures. Accompagner l’« ubérisation », surtout, c’est envisager des voies de rénovation du corpus juridique et des politiques publiques de la France.

Une plateforme numérique est un espace virtuel délimité dans lequel des personnes se mettent en relation et peuvent échanger (Wikipédia,Facebook, Linkedin, Instagram ou encore l’App Store d’Apple sont des plateformes numériques). Les plateformes qui sont au cœur de l’ubérisation vont plus loin : elles créent des échanges virtuels qui ont vocation à se prolonger dans le monde réel. Le terme d’«ubérisation» est celui qui s’approche le plus de ce que l’étude du Conseil d’État a entendu traiter. Il est défini dans les dictionnaires comme désignant la transformation d’un secteur par des  modèles économiques innovants issus des technologies numériques.

Dans le champ économique, l’«ubérisation» c’est:

1.le développement d’un réseau d’entreprises dans lequel l’innovation, la découverte et le processus collaboratif occupent une place prépondérante et qui privilégie la compétence par rapport à l’autorité instituée,

2.une attention centrale portée à la satisfaction du consommateur qui rompt avec le système fondé sur les métiers et corporations issu de l’ère industrielle,

3.un remplacement progressif des intermédiaires de l’économie traditionnelle par les plateformes numériques, qui mettent en système et organisent une multitude de travailleurs particuliers indépendants.

Dans le champ social et sociétal, l’ubérisation, c’est:

1.une organisation des échanges en réseaux organisés qui remplace la figure de la pyramide hiérarchique issue de l’ère industrielle,

2.une remise en cause des fondements de l’ordre juridique et institutionnel, qui se traduit par exemple par le développement de votations spontanées sur internet mais aussi par la puissance de certaines plateformes transnationales ( Google, Apple, Amazon…) qui appliquent leurs propres règles juridiques, indépendamment de celles des États,

3.la possibilité d’optimiser l’utilisation d’actifs sous-utilisés: plutôt que de laisser ma voiture au parking, je peux la louer à des particuliers lorsque je ne l’utilise pas. Les plateformes peuvent ce faisant créer une solidarité universaliste pour une meilleure protection de notre planète,

4.une aspiration à une plus grande liberté individuelle, dans l’organisation de son temps, dans l’évolution de son parcours personnel et professionnel etc.,

5.le constat que le modèle économique de la société industrielle a conduit à exclure durablement certaines catégories de population de l’accès au travail.

L’« ubérisation » fait s’interroger sur la frontière entre « salarié» et «indépendant ». Pourtant le régime social dont bénéficie chacun est différent. Les indépendants, en particulier, n’ont pas d’assurance-chômage. Une tentation pourrait être de remettre en cause le modèle des plateformes en jugeant que tous les indépendants qui travaillent pour elles sont des salariés. Mais les plateformes sont pourvoyeuses de travail, elles permettent aux travailleurs d’organiser leur temps librement,- elles permettent de cumuler plusieurs activités. Il faut donc réfléchir à la pertinence des frontières actuelles entre travail indépendant et salariat pour garantir une plus grande liberté aux travailleurs, offrir une protection sociale adaptée à tous et permettre aux plateformes de se développer.

Par exemple, le modèle des plateformes -coopératives qui existe déjà pourrait être étendu et approfondi. Ces plateformes permettent de rassembler des travailleurs indépendants en leur conférant la qualité de salarié de la coopérative, tout en leur laissant individuellement la même liberté d’organisation de leur temps et de leur activité que s’ils étaient indépendants. Il est nécessaire de repenser l’organisation et le fonctionnement de l’État et des services publics selon une logique de plateforme. L’État a commencé d’évoluer et il continuera de le faire. L’étude dessine plusieurs pistes à cette fin.

On peut imaginer, par exemple, que des plateformes numériques se substituent, sur certains secteurs, à des services de transport fortement déficitaires. Sous réserve que l’on permette à tous y compris aux plus démunis, d’y avoir un accès permanent, cela permettrait d’accroître l’offre de transport, voire de redynamiser certains territoires. Pourquoi pas également des plateformes pour l’apprentissage scolaire? Pour les livraisons de courses partagées ? Selon le Conseil d’État, il s’agit de permettre la conciliation de la liberté nécessaire à la réalisation personnelle de chacune et de chacun dans la société du numérique et la protection de tous, ainsi que des principes et des valeurs que nous avons en commun. Les vingt-et-une propositions auxquelles aboutit cette étude vont en ce sens.

 

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À propos de l'auteur

Édouard Jourdain

Edouard Jourdain est docteur en sciences politique et en philosophie de l’EHESS où il a soutenu une thèse intitulée « Le politique entre guerre et théologie. La révision du marxisme et l’ombre de Carl Schmitt ». Spécialiste de Proudhon, Il a publié entre autres Proudhon, Dieu et la guerre (l’Harmattan, 2006), Proudhon, un socialisme libertaire (Michalon, 2009) et L’anarchisme (La découverte, 2013). Chargé de mission sur le projet Conventions (Enjeux croisés du droit de l’économie et de la mondialisation), ainsi que sur les séminaires de philosophie du droit et de philosophie politique, il enseigne aussi la théorie politique notamment à l’Ecole nationale des ponts et chaussées et à l’Institut catholique de Paris.