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Pages de CNV-12-monnaies virtuellesDans cette note n°12, Julie de Clerck revient pour Conventions sur l’essor considérable des monnaies virtuelles et décrypte leur spécificité pour mieux envisager les différentes modalités de leur régulation. Comme en témoigne le rapport de la Banque centrale européenne paru en 2012, les monnaies virtuelles sont désormais prises au sérieux par les institutions financières. L’usage d’internet par un tiers de la population mondiale confère en effet à ces monnaies, dont Bitcoin est la plus emblématique, une importance non négligeable y compris pour les institutions bancaires classiques, qui se voient contournées par des dispositifs offrant un accès quasi universel à un système de paiement qui se veut transparent et ouvert. Cette finance virtuelle pose d’autant plus de questions qu’elle est un objet entièrement nouveau, dans ses rapports avec les monnaies classiques comme dans ses modalités de contrôle.

Julie De Clerck est une ancienne élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris. Avant de rejoindre le comité de rédaction de Conventions, Julie De Clerck a notamment été assistante parlementaire au Sénat, puis attachée de direction à la Fondation Jean-Jaurès.

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 Diverses institutions de contrôle monétaire et financier ont pris position ces derniers mois sur la nature des monnaies virtuelles et les risques qu’elles sont susceptibles d’introduire dans les transactions monétaires. Oscillant entre neutralité et méfiance, ces positions invitent généralement à la vigilance face à ces développements et trahissent souvent une inquiétude face à de nouvelles sources potentielles de perturbations financières. Sans doute est-ce lié pour partie à la notoriété croissante et ambiguë de la plus emblématique de ces monnaies, le Bitcoin : la fermeture par le FBI du site Internet The Silk Road, plate-forme d’échanges marchands de narcotiques réalisés exclusivement en Bitcoin, a semblé en effet confirmer la possibilité de dérives liées à l’usage d’une monnaie dématérialisée, anonyme et intraçable. Mais dans le même temps, les usages réguliers, « classiques », des monnaies virtuelles se développent, et avec eux le nombre d’enseignes, en lignes ou non, acceptant le Bitcoin. La valeur des Bitcoins en circulation s’élevait fin août 2013 à 1,5 milliard d’euros, et le nombre d’unités émises jusqu’à décembre totalise 12 millions. Ces valeurs montrent que si le Bitcoin n’est pas encore en mesure de bouleverser la stabilité financière mondiale, il n’en acquiert pas moins une influence grandissante. À cet égard, loin de constituer une doctrine stabilisée, les prises de position des autorités financières témoignent d’une activité de réflexion intense sur ce phénomène nouveau et encore mal circonscrit des monnaies virtuelles et leur possible et/ou souhaitable régulation.

À l’origine, le phénomène monétaire

L’appréhension des monnaies virtuelles demande d’abord d’examiner à quel point ces instruments nouveaux répondent à la définition traditionnelle de la monnaie et dans quelle mesure ils s’en écartent. C’est dans un second temps que l’on peut se demander comment encadrer leur existence et leur usage, et avec quel degré de spécificité. Dans son document d’octobre 2012 « Virtual currency schemes », la Banque centrale européenne (BCE) établit d’abord ce que les monnaies virtuelles ne sont pas, à savoir une monnaie électronique. Les monnaies virtuelles doivent être distinguées des monnaies électroniques qui possèdent une contrepartie physique – pièces, billets – (même si cet élément pourrait être amené à évoluer pour le Bitcoin). La monnaie électronique n’est de fait qu’une nouvelle forme des monnaies fiduciaires classiques, qui reposent sur un lien de confiance ayant progressivement permis de substituer à l’objet sonnant et trébuchant une expression de la valeur de plus en plus abstraite et dématérialisée, pour aller vers un document porteur de valeur, d’abord le papier, puis aujourd’hui jusqu’à un simple jeu d’écritures électroniques entre lignes de compte des banques. La monnaie électronique conserve un lien fort avec la monnaie traditionnelle : elles sont toutes deux exprimées dans une même unité de compte et sont gagées sur un actif, alors qu’une monnaie virtuelle telle que le Bitcoin ne repose que sur une convention entre ses utilisateurs, sans cadre juridique élaboré par une institution tierce. Ses utilisateurs sont les seuls acteurs de la monnaie virtuelle.

À l’inverse, les échanges réalisés au moyen de monnaie électronique s’inscrivent dans un cadre contraignant, élaboré par des institutions publiques de contrôle et mis en œuvre par des intermédiaires financiers. Au sein du marché unique européen par exemple, la monnaie électronique et les paiements électroniques font l’objet de deux directives (2007 et 2009). La définition qui y est donnée de la monnaie électronique pourrait englober les monnaies virtuelles : « substitut à l’argent liquide (pièces et billets), stocké dans un dispositif électronique ou sur un serveur distant ». Mais associée à la directive sur les services de paiements, la directive sur les monnaies électroniques impose des contraintes précises sur les établissements autorisés à créer ce type de monnaie, permettant de placer ceux-ci sous un contrôle prudentiel. C’est à cet ensemble de contraintes qu’échappe pour l’instant la monnaie virtuelle : à la différence de la monnaie électronique dont la création reste pour l’instant le privilège de certains établissements bancaires ou de crédit soumis à des règles d’émission et de fonctionnement, la monnaie virtuelle existe désormais en dehors de tout encadrement institutionnel et juridique.

À ce jour, la création monétaire est principalement assurée par les banques commerciales dans leur activité de crédits aux entreprises et particuliers. En mettant à leur disposition des moyens de paiement contre l’établissement d’une créance sur ces agents, les institutions bancaires et de crédit créent de nouvelles liquidités selon les besoins de l’économie. En période d’expansion, ces besoins auront tendance à croître afin de réaliser des investissements et d’assurer les paiements entre les agents. A contrario, la crise entraîne généralement une contraction du crédit : les particuliers réduisent leurs dépenses de consommation et d’investissement immobilier et cherchent à se désendetter, et les entreprises reportent leurs investissements en préférant écouler leurs stocks. Les opérations bancaires n’étant pas forcément équilibrées au jour le jour (certaines banques créant plus de monnaie, tandis que d’autres reçoivent plus de dépôts), il existe un marché monétaire où les banques se prêtent entre elles des liquidités à court terme.

Mais les banques peuvent également, pour obtenir la liquidité destinée à assurer entre elles leurs transactions, s’adresser à la banque centrale (qui détient le privilège de création de la « monnaie centrale » ou « base monétaire », soit l’émission des billets et pièces et la fourniture de liquidités aux banques pour assurer la stabilité des prix et favoriser la sécurité et l’efficience du système de paiement). Le refinancement des banques auprès de la banque centrale permet à celle-ci d’exercer une influence sur la tendance à la création monétaire car les banques paient un prix pour la fourniture de liquidités. Les banques centrales peuvent ainsi acheter (opérations d’open market) ou prendre en pension (prise à l’actif de la banque centrale avec engagement de rachat futur par la banque commerciale) certains titres financiers détenus par les banques commerciales contre la fourniture de liquidités. Les prix pratiqués par la banque centrale (les taux de refinancement) encadrent alors le marché monétaire : plus le taux de refinancement est élevé, plus faible est la demande de liquidités par les banques, qui répercutent ce tarissement de liquidités sur les crédits offerts à leurs clients. La banque centrale peut influencer la création de monnaie par le canal du taux de refinancement (canal des taux d’intérêt), mais aussi en demandant aux banques de déposer un certain montant des dépôts reçus du public sur le compte obligatoirement détenu par les banques auprès de la banque centrale (réserves obligatoires).

Dans ces opérations, les banques centrales exécutent des mandats traduisant des objectifs économiques : pour la Banque centrale européenne par exemple, il s’agit de maintenir une inflation inférieure mais proche de 2 % par an à moyen terme. La stabilité des prix est censée garantir l’allocation optimale des ressources et favoriser la croissance. La Réserve fédérale américaine ajoute à cet objectif d’inflation modérée ceux de soutien à la croissance et à l’emploi. L’indépendance des banques centrales, inscrite dans leur mandat, doit en outre permettre qu’elles échappent à l’inconstance de la décision politique pour se concentrer sur la création d’un cadre économique prévisible et rationnel (selon la formule « rules rather than discretion » insistant sur la préférence à donner à la cohérence intertemporelle). Dans ce cadre, l’introduction d’agents non soumis aux contraintes prudentielles et financières imposées par le circuit traditionnel de la création monétaire peut apparaître comme une perturbation, ce qui explique pourquoi les acteurs institutionnels souhaitent aujourd’hui se pencher sur le rôle joué par ces nouveaux moyens de paiement.

À quoi servent les monnaies virtuelles ?

Manifestation des liens de confiance qui unissent les membres d’un groupe social en régissant en grande partie leurs interactions économiques, la monnaie remplit selon les économistes trois fonctions : moyen d’échange (intermédiaire pour les transactions entre agents), unité de compte (mesure de la valeur des biens et services échangés) et outil de thésaurisation (épargne pour une utilisation future). La réflexion des institutions monétaires consiste précisément à évaluer dans quelle mesure les monnaies virtuelles sont amenées à remplir ces trois fonctions. Pour des institutions telles que la Banque centrale européenne ou la Réserve fédérale américaine, qui jouent un rôle directeur dans l’orientation de la politique monétaire des États ou unions monétaires, il s’agit en effet de mesurer de quelle façon ces phénomènes nouveaux peuvent interférer avec leurs propres actions et instruments sur le marché monétaire.

Dans son rapport, la BCE propose une définition générale de la monnaie virtuelle : c’est « une monnaie numérique non régulée, dont l’émission est habituellement contrôlée par ses développeurs, utilisée et acceptée parmi les membres d’une communauté virtuelle donnée ». La communauté peut être entendue dans un sens plus ou moins large, ce qui ne va pas sans soulever des questions. Dans le cas d’une monnaie numérique utilisée dans un jeu en ligne par exemple, la communauté virtuelle sera essentiellement composée de joueurs. Dans le cas d’une monnaie virtuelle se présentant comme une alternative future aux monnaies « classiques », telles que peut apparaître le Bitcoin aujourd’hui, la communauté apparaît plus lâche et, en un sens, plus problématique : si les utilisateurs du Bitcoin sont de plus en plus nombreux, ils semblent n’avoir réellement en commun que le désir de participer au développement du Bitcoin (avec pour cela des motivations « idéologiques » ou économiques multiples). L’originalité du Bitcoin tient alors peut-être en ce que c’est l’usage du Bitcoin qui crée la communauté Bitcoin, tandis que dans le cas d’une monnaie virtuelle utilisée dans un jeu vidéo, c’est la pratique du jeu qui débouche sur l’usage de la monnaie.

La définition de la monnaie virtuelle offerte par le rapport de la BCE recouvre en outre sous son caractère générique une complexité certaine : il n’y a pas une mais des monnaies virtuelles, selon le type d’interactions qu’elles entretiennent avec l’économie réelle, par les mécanismes de change et l’acquisition de biens ou de services qu’elles autorisent. À partir de ces distinctions et pour en donner une vision globale, la BCE propose de considérer les monnaies virtuelles existantes en s’appuyant sur le concept de « virtual currency scheme ». Entendue comme un « système de monnaie virtuelle », la notion comprend à la fois la monnaie proprement dite et le système original de paiement qui permet son utilisation et s’appuie sur la participation d’une communauté d’utilisateurs. Cette vision de la monnaie virtuelle est descriptive, mais correspond également assez bien à la manière dont sont appréhendées les monnaies classiques par les autorités centrales. On a vu en effet qu’au sein du marché unique, la monnaie électronique par exemple fait l’objet d’une directive qui va de pair avec la directive sur les services de paiement. On a donc ici un modèle d’appréhension de la monnaie qui met l’accent sur sa fonction d’échange et sur sa circulation.

La BCE propose une typologie reposant sur une intégration plus ou moins forte à la sphère de l’économie réelle et qui conduit à dégager trois types de monnaies virtuelles. Les monnaies dites de type 1 sont utilisées dans des circuits monétaires fermés comme ceux des jeux en ligne, dont le plus connu est sans doute World of Warcraft. Ces phénomènes sont loin d’être négligeables, dès lors que l’on sait que la société Blizzard Entertainment qui a développé ce jeu avançait le chiffre de 12 millions d’abonnés dans sa communauté de joueurs en octobre 2010. Ces monnaies (comme le World of Warcraft Gold ou le Lord of the Rings Gold) ne permettent pas en principe de sortir de la communauté économique virtuelle du jeu, leur impact sur l’économie réelle étant donc faible, voire inexistant. Mais à la frontière de la légalité, certains sites Internet comme IGE.com fonctionnent comme de véritables bourses où les joueurs peuvent acquérir des crédits pour de multiples jeux fonctionnant chacun avec leur propre devise. On trouve ainsi sur ce site plus d’une cinquantaine de monnaies propres à chaque jeu (avec quelquefois un même jeu décliné en plusieurs plates-formes géographiques permettant l’achat de crédits dans des monnaies différentes).

Les monnaies de type 2 se caractérisent par une convertibilité unidirectionnelle avec les monnaies réelles : la monnaie réelle permet d’acquérir la monnaie virtuelle à un certain taux, mais pas l’inverse. On ne peut repasser de la monnaie virtuelle à la monnaie « réelle ». Grâce à ce type de monnaie virtuelle, l’achat de biens et services au sein de la communauté, le plus souvent immatériels, est possible, mais pas exclusivement (voir les points Nintendo acquis en ligne qui peuvent être échangés contre des produits en boutique). Loin d’être anecdotiques, ces instruments de paiement trouvent parfois leur origine dans des réseaux sociaux, dont le nombre de participants – et par conséquent d’utilisateurs potentiels de la monnaie en question – dépasse la population de grandes puissances monétaires. Introduits en 2009, les Facebook Credits auraient pu concerner le demi-milliard d’utilisateurs du plus grand réseau social. De façon surprenante, la multiplication des monnaies propres aux applications offertes sur Facebook (chaque jeu présent sur le réseau social développant sa propre monnaie virtuelle) a conduit au retrait en 2012 des Facebook Credits, la nécessité d’une monnaie commune à la plate-forme sociale dans son ensemble apparaissant moins nécessaire selon le communiqué de la compagnie 1« Since we introduced Credits in 2009, most games on Facebook have implemented their own virtual currencies, reducing the need for a platform-wide virtual currency. As a result, we are updating our payments product to support pricing in local currency (ex : US dollar, British pound and Japanese yen) instead of Credits », https://developers.facebook.com/blog/post/2012/06/19/introducing-subscriptions-and-local-currency-pricing/..

Enfin, les monnaies de type 3 permettent une « convertibilité bidirectionnelle » (on peut ainsi acheter des Bitcoins avec des euros, mais également des dollars avec des Bitcoins) et aussi l’achat de biens et services, virtuels ou non.
On voit que les trois types de monnaies virtuelles visent à permettre des échanges et la mesure de valeur (des biens et services échangés). Mais, selon la BCE, la question est de savoir désormais si les monnaies virtuelles de type 3 peuvent remplir la fonction de réserve de valeur de manière sûre pour leurs utilisateurs et le reste de l’économie dès lors qu’elles entretiennent avec celle-ci des relations de réciprocité.
En intervenant dans le champ de l’économie matérielle et par les liens qu’elles nouent avec les monnaies officielles, les monnaies virtuelles de type 3, encore largement dépourvues de tout encadrement légal, posent donc des risques et des problèmes inédits dès lors qu’elles sont combinées avec des supports techniques nouveaux qui étendent exponentiellement leur champ d’action.

L’idée d’une monnaie « privée » ou indépendante de tout pouvoir étatique n’est pas en elle-même radicalement nouvelle, et le contrôle des pouvoirs publics sur l’émission de monnaie est en réalité un phénomène assez récent. Dans le cas français, le monopole de l’émission de la monnaie attribué à une institution est l’objet d’un long débat au XIXe siècle après une période de free banking entre 1796 (annulation du décret de 1792 interdisant la création de banques émettrices de monnaie) et 1803 (« loi du 14 avril 1803 qui donne le monopole d’émission à la Banque de France et qui interdit les banques de province sauf avec une dérogation du gouvernement » 2Jean-Paul Domin, « La question du monopole d’émission de la monnaie : le débat banque centrale contre banque libre chez les économistes français (1860-1875) », Revue européenne des sciences sociales [Online], XLV-137, 2007. ). En Écosse, entre 1716 et 1845, les banques créaient librement la monnaie. De 1836 à 1866, aux États-Unis, sept cent douze State Banks pouvaient émettre des billets, dont le prix reflétait la qualité de l’institution d’émission.
La situation de contrôle de l’État (et maintenant de la BCE pour l’Union européenne) sur l’émission de la monnaie ne va donc pas de soi et reflète le degré de son intervention dans l’économie : jusque dans les années 1970, la politique monétaire des États est très volontariste. Les États se servent volontiers de la « planche à billets » (création monétaire pour tenter de relancer la croissance), induisant des phénomènes inflationnistes. Les années 1980 voient l’amorce d’un mouvement de reflux de cette intervention (la politique monétaire est contestée par la pensée monétariste d’un Hayek inspirant les thèses néolibérales de régulation de la monnaie par le marché), dont les dérives déflationnistes créent des perturbations dans l’économie. Cela conduit à l’autonomisation des banques centrales.

Aujourd’hui, l’usage d’Internet par un tiers de la population mondiale et les conséquences inévitables de ces usages sur la finance, tout comme l’économie réelle conduisent à reposer la question des différents acteurs dans la régulation monétaire. Dans ce contexte, le caractère inédit des monnaies virtuelles, tant qu’elles sont associées à l’usage du Web, leur donne une résonance particulière.

Le Bitcoin, un système de paiement virtuel

La BCE dégage plusieurs caractéristiques des paiements engagés dans le cadre des schémas de monnaie virtuelle. Les agents concernés se situent souvent en dehors des canaux bancaires traditionnels et l’institution réalisant les opérations de paiement (le réseau lui-même) échappe aux circuits financiers. Les comptes débités et crédités durant les échanges relèvent d’une organisation propre à la communauté virtuelle qui se substitue aux opérateurs financiers classiques et fonctionne selon le principe de transferts de fonds internes à l’organisation (« on-us » transactions, qui dans le système bancaire classique correspondent à des transactions intrabancaires). Ces échanges sont ouverts à quiconque crée un portefeuille le faisant intégrer l’organisation. Les paiements sont des paiements de détail (des sommes nombreuses et d’un faible montant) et leur règlement est continu. On a donc des schémas où l’organisation qui émet la monnaie est également celle qui procède au règlement des paiements entre utilisateurs, sans qu’une organisation tierce n’héberge de comptes à l’image des comptes bancaires ou de services liés au paiement. Les monnaies virtuelles, utilisées dans le cadre d’organisations situées en dehors des circuits classiques de la création monétaire et des paiements, fonctionnent par conséquent de manière indépendante face aux régulations de ces circuits ou aux politiques monétaires menées par les banques centrales.

L’exemple le plus éminent de ces monnaies tendant à se définir à la marge, voire en opposition aux schémas monétaires classiques, est évidemment Bitcoin, qui a récemment fait l’objet de nombreux rapports et colloques et a acquis une certaine notoriété dans les médias pour ses usages parfois controversés et les fluctuations importantes de sa valeur. Le passage hors-ligne du site Mt Gox, principale place de marché dédiée à l’échange de Bitcoins, pour des raisons encore inconnues (mais qui pourraient être liées à une faille de sécurité ayant conduit à la perte en valeur de millions de dollars), a conduit à la chute du cours de la monnaie virtuelle. Le Bitcoin, qui s’échangeait contre près de 1 000 dollars en janvier, avait ainsi perdu la moitié de sa valeur fin février 2014.

Créé par un développeur se présentant sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto 3Les informations sur le créateur de Bitcoin sont peu vérifiables. en 2009, Bitcoin est une monnaie virtuelle opérant sur une échelle mondiale et servant à toutes sortes de transactions (virtuelles et réelles) : elle est de fait dans une situation de compétition avec les monnaies officielles que sont l’euro ou le dollar. Bitcoin est selon ses promoteurs (par exemple le site Internet Bitcoin.org) un système de paiement permettant de contourner les institutions bancaires et les frais et conditions arbitraires qu’elles imposent à leurs utilisateurs et offrant un accès universel à un support de paiement transparent et ouvert (le logiciel Bitcoin étant en open source, d’accès libre, chacun peut vérifier son code et approcher son fonctionnement « de l’intérieur » – à condition qu’il en ait la capacité technique !). La vidéo de présentation de Bitcoin du site Bitcoin.org affirme que « Bitcoin change la finance de la même façon que le Web change l’édition » et permet grâce à un marché global et libre de la circulation monétaire l’apparition d’innovations. Bitcoin est ainsi une manifestation radicalement nouvelle d’une pensée de la libre circulation mondiale, du réseau ouvert. Ce réseau est conçu comme distribué : il n’a pas de centre qui soit l’impulsion du système, pas d’autorité. En ce sens, Bitcoin n’est qu’une des concrétisations techniques (une crypto-monnaie reposant sur un encodage particulier) d’une forme de vision coopérative et participative portée par les défenseurs du caractère « égalitaire » d’Internet (Bitcoin.org définit Bitcoin comme « un réseau de consensus distribué »). Il est particulièrement intéressant en ce qu’il s’affirme comme une sorte de prise du pouvoir des utilisateurs sur leurs moyens de paiement : en échappant aux contraintes et frais des établissements bancaires, ceux-ci se soutraient aux régulations imposées à ces établissements par les autorités centrales, mais ils refusent également de les enrichir. La volonté de contourner les systèmes financiers traditionnels pourrait ainsi participer au succès de Bitcoin.

Des visions concurrentes de Bitcoin peuvent coexister (instrument de liberté et de progrès pour certains, il permet de poursuivre des buts illégaux pour d’autres), mais le consensus minimal repose sur l’adhésion au principe de décentralisation du réseau et d’open source.
Bitcoin repose en effet sur un réseau peer-to-peer (d’utilisateur à utilisateur, comme les réseaux d’échange de fichiers tel Bittorent) fortement décentralisé : les procédures de certification des transactions sont assurées par les utilisateurs eux-mêmes et la création monétaire ne dépend pas d’une autorité centrale.
L’émission de monnaie Bitcoin relève d’une activité assurée par les acteurs du réseau dans la résolution informatique de problèmes mathématiques complexes, le mining (terme jouant sur le double sens d’extraction comme celle des métaux ou ressources – gold mining, coal mining – et de traitement des données informatiques – data mining). Comme l’explique la Banque de France dans son dernier Focus 2, le Bitcoin est créé « au sein d’une communauté d’internautes, aussi appelés “mineurs” (miners), qui ont installé sur leurs unités informatiques connectées à Internet un logiciel libre. Celui-ci va créer, selon un algorithme, les unités de compte Bitcoin qui seront ensuite allouées à chaque mineur en récompense de sa participation au fonctionnement du système ». Car la résolution de ces problèmes fait partie intégrante du système de paiement et permet de modérer les coûts de transaction. De fait, le mining permet de valider les transactions par la vérification des codes utilisés pour ces échanges sécurisés. Le site Bitcoin.org explique ainsi : « le réseau Bitcoin partage un grand livre de comptes nommé “chaîne de blocs”. Celle-ci contient chaque transaction traitée par le réseau depuis le commencement, permettant aux ordinateurs du réseau de vérifier la validité de chaque transaction. L’authenticité des transactions est protégée par des signatures numériques correspondant aux adresses émettant les transactions, permettant à chaque utilisateur d’être pleinement en contrôle de l’envoi de Bitcoins à partir de leurs adresses. Toute personne peut également traiter des transactions en utilisant la puissance de calcul de matériel spécialisé et gagner une récompense en Bitcoins en retour de ce service ».

L’émission de monnaie consiste donc essentiellement en la rémunération de cette activité de minage et ne repose plus sur une politique monétaire décidée par une autorité centrale, mais plutôt sur le design technique spécifique du système Bitcoin, censé garantir une évolution à un rythme prévisible dès lors que les problèmes posés (qui doivent être résolus pour obtenir de nouveaux Bitcoins) sont de plus en plus complexes. L’émission est passée de 50 Bitcoins toutes les 10 minutes en 2009 à 25 Bitcoins toutes les 10 minutes depuis janvier 2013. Le programme prévoit une limite à l’émission à 21 millions de Bitcoins vers 2040 grâce à une diminution géométrique des nouveaux blocs d’émission de 50 % tous les quatre ans. Pour utiliser les Bitcoins, il faut télécharger un logiciel gratuit permettant de les stocker sur un portefeuille numérique. Ce portefeuille possède une clé publique pour les transactions avec d’autres utilisateurs et une clé privée afin que l’utilisateur accède au portefeuille.

Les dangers du Bitcoin

L’usage d’un tel portefeuille stocké sur un ordinateur est soumis à des aléas de sécurité (virus, hacking) souvent mis en exergue par les autorités financières et peut apparaître comme un premier risque car en cas de perte ou de vol, aucune garantie n’est offerte aux propriétaires des Bitcoins. Néanmoins, le schéma de paiement possède des caractères attractifs qui expliquent son succès. Les échanges réalisés au moyen des Bitcoins sont à la fois transparents et anonymes : transparents car diffusés de façon ouverte sur le réseau, anonymes car ces flux n’impliquent à aucun moment de révéler des informations personnelles sur les parties prenantes. Les comptes ne sont pas enregistrés par une autorité centrale et les échanges sont faits directement par le réseau d’un ordinateur à l’autre. Ces transactions sont rapides et peu coûteuses (les intermédiaires financiers étant éliminés au profit des utilisateurs eux-mêmes, rémunérés pour la sécurisation des transferts par le mining).

Le caractère anonyme des transactions pose problème car il ferait du Bitcoin un instrument propice à des « fins criminelles » selon la Banque de France, Tracfin, le Groupe d’action financière ou l’Autorité bancaire européenne, entre autres. Le Bitcoin pourrait ainsi être utilisé pour financer des activités terroristes, alimenter des échanges illégaux et le blanchiment d’argent. Les utilisateurs « normaux » seraient en outre exposés à la perte de leur actif qui pourrait résulter de la clôture des plates-formes d’échanges par les autorités en cas de procédures judiciaires. La fermeture du site Internet The Silk Road par le FBI est l’un des exemples les plus visibles de ces risques. The Silk Road, site d’acquisition en ligne de produits narcotiques et autres produits illégaux, n’acceptait en effet que les règlements en Bitcoin, monnaie dont l’avantage était d’être anonyme et presque intraçable. Un mois après sa fermeture par les autorités judiciaires américaines, le site a ressurgi, montrant les limites des moyens d’action pénale traditionnelle face à la dématérialisation des infractions, et Bitcoin y reste la monnaie exclusive.

Il est à noter que ces deux premiers types de risques rapprochent le Bitcoin de l’argent liquide, dont les échanges possèdent aussi un caractère possiblement anonyme, intraçable, irréversible et parfois frauduleux. Cette proximité est assumée par le site Bitcoin.org, sur lequel on peut lire dans la présentation de la monnaie virtuelle : « Pour ses utilisateurs, Bitcoin est comparable à de l’argent liquide pour Internet. » Mais l’usage de l’argent liquide et sa détention n’échappent pas à toute réglementation. En contournant le système bancaire, l’argent liquide est également soustrait au contrôle des autorités : les institutions financières sont en effet soumises en France à des obligations de signalement auprès de l’organisme Tracfin en cas de mouvements suspects sur les comptes de leurs clients. La liquidité de la monnaie la fait échapper à ces contrôles, ce que les autorités cherchent à limiter en encadrant les possibilités de son usage. Le paiement de professionnels (commerçants, artisans) est possible jusqu’à un montant de 3 000 euros (mais ce plafond ne concerne pas les paiements entre particuliers ou les achats réalisés par des non-résidents par exemple), les transactions immobilières pouvant aller jusqu’à 10 000 euros, et les salaires peuvent être versés jusqu’à 1 500 euros. En dessous de ces plafonds, les espèces ne peuvent être refusées. La circulation de l’argent liquide est, elle aussi, soumise à des règles puisque tout transfert de liquide en provenance ou à destination de l’étranger doit être déclaré à l’administration des douanes au-delà de 10 000 euros. Dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, ces seuils pourraient d’ailleurs être abaissés.

D’un point de vue plus strictement monétaire, il existe un débat quant à la volatilité du Bitcoin, son caractère spéculatif et la possible « spirale déflationniste » qu’il pourrait entraîner. La volatilité avérée et importante du Bitcoin par rapport au dollar depuis 2009 en fait un support d’investissement risqué, peu corrélé à la plupart des actifs traditionnels et particulièrement sensible au niveau de confiance des utilisateurs (donc propice aux phénomènes moutonniers des marchés). Cette volatilité est souvent attribuée à des mouvements de spéculation, qui expliqueraient les mouvements brutaux de hausse et de baisse du cours depuis la création du Bitcoin. Toutefois, selon la page officielle du Bitcoin, « la volatilité n’affecte pas les bénéfices principaux du Bitcoin en tant que système de paiement pour transférer de l’argent du point A au point B. Il est possible pour des entreprises de convertir leurs paiements en Bitcoins dans leurs devises locales de façon instantanée, leur permettant de profiter des avantages du Bitcoin sans être exposées aux fluctuations de son prix ».
Quant à l’argument de la spirale déflationniste, il consiste à affirmer qu’étant donné l’augmentation géométrique du nombre de Bitcoin jusqu’à une limite fixée à 21 millions d’unité, et dans l’hypothèse d’une augmentation du nombre d’utilisateurs sans augmentation proportionnelle de la vitesse de circulation de la monnaie, le Bitcoin tendrait à s’apprécier (dépréciant la valeur des biens et services en Bitcoins). Les utilisateurs seraient alors encouragés à reporter leur décision de consommation, contribuant ainsi à la création d’une spirale déflationniste. Cette hypothèse semble pour l’instant considérée comme peu probable par la BCE et rejetée par Bitcoin.org, qui évoque le cas du marché des biens informatiques comme exemple de marché où les prix baissent constamment sans pour autant entraîner de crise.

Réponses institutionnelles

L’intérêt suscité par le Bitcoin, sa nouveauté et ses krachs à répétition qui ne parviennent pas à enrayer son développement (et son appréciation tendancielle) provoquent des réactions variées. Pour certains, comme Alan Greenspan, ancien gouverneur de la Réserve fédérale américaine, le Bitcoin est un pur phénomène spéculatif, une bulle, et son instabilité intrinsèque ne lui permet pas de remplir les fonctions d’unité de compte ni une réserve de valeur. Tout au plus serait-il en mesure de constituer un moyen de paiement. Certaines institutions mettent l’accent sur les risques importants portés par le Bitcoin pour les consommateurs, comme la Banque de France ou l’Autorité européenne de contrôle bancaire. Le Bitcoin a été interdit en Thaïlande ou par le gouvernement chinois pour les banques (restant autorisé pour les particuliers). Il reste très difficile aux autorités de développer des lignes de conduite claires à adopter pour plusieurs raisons. D’abord, parce que l’information sur les schèmes de paiement tels que Bitcoin est très parcellaire. Cela tient à la nature inédite d’un tel système et à son opacité technique pour les non-initiés. Non seulement le pan technique de Bitcoin est complexe, mais le système repose sur une compréhension renouvelée de la monnaie comme moyen d’échange, compréhension qui vise à penser celle-ci hors du cadre souverain national et des tentatives de mise en ordre du système monétaire international qui se sont développées au sein des institutions de Bretton Wood après la Seconde Guerre mondiale. À cet égard, Bitcoin est le pendant des transformations sociales opérées par les développements techniques permis par les nouvelles technologies, contournant de plus en plus (ou se surimposant à) un cadre national étatique mis en question. Il n’existe pas encore de véritable littérature économique sur le Bitcoin, aussi les institutions monétaires doivent-elles pour l’instant admettre cette imperfection de l’information. La difficulté tient notamment pour les banques centrales à appréhender un phénomène remettant en cause leur monopole : les monnaies virtuelles doivent-elles être considérées comme des concurrentes ? Peuvent-elles être ramenées dans un giron réglementaire, alors qu’elles promeuvent précisément la liberté totale de l’échange ?

Les avis demeurent ainsi très partagés, et un pays comme l’Allemagne, pourtant réputé pour sa grande orthodoxie monétaire, a accordé au Bitcoin le statut de monnaie privée. Les conclusions du rapport de 2012 de la BCE fournissent un bon exemple d’une position modérée visant à la fois à relativiser les risques portés par le Bitcoin, au nombre limité d’utilisateurs et à la création stable et assez faible, et à souligner la nécessité d’une attention constante aux développements futurs à prévoir (diffusion des nouvelles technologies, du commerce électronique, faibles coûts de transaction) et la responsabilité des banques centrales dans ce contrôle. Les monnaies virtuelles pourraient en effet avoir à terme une influence sur la quantité de monnaie en circulation et sur les canaux de transmission des politiques monétaires des banques centrales (en particulier les taux d’intérêt). Si, selon la BCE, elles ne posent pas pour l’instant de menace pour la stabilité des prix, des évolutions pourraient être utilement anticipées. De même, si la stabilité financière n’est aujourd’hui pas réellement menacée par les variations récentes des taux de change (buy and sell) du Bitcoin face à l’euro ou au dollar (les pertes restant concentrées sur un nombre limité d’investisseurs), un nombre croissant d’utilisateurs et une plus grande interpénétration des sphères virtuelles et réelles pourraient changer la donne.

La régulation en retard sur les pratiques

Le Bitcoin ne dispose pour l’instant d’aucun statut précis dans l’Union européenne, dès lors qu’il ne satisfait pas tous les critères d’une monnaie électronique (échappant à la directive sur les monnaies électroniques de 2007) et qu’il ne peut lui être appliqué la directive sur les moyens de paiement de 2007 (les fonds concernés par cette directive relevant de la monnaie électronique). Aux Etats-Unis règne également un certain flou juridique, certaines agences commençant à publier des recommandations d’usage. Le Financial Crimes Enforcement Network (réseau de poursuite des crimes financiers), agence du Trésor américain, a ainsi élaboré un cadre définissant les circonstances rendant légal l’usage de Bitcoin en mars 2013 et celles caractérisant les utilisateurs comme des opérateurs de services financiers (statut emportant des obligations réglementaires contre le blanchiment notamment). Mais les législations apparaissent en retard face à ces développements.

Les autorités semblent donc pour l’heure encore relativement hésitantes sur la voie de la régulation qui leur permettrait de reprendre en partie la main sur ces nouveaux schémas monétaires et feraient entrer ceux-ci dans des cadres mieux maîtrisés (avec les contreparties fiscales que cela signifie également). Aucune doctrine ne paraît stabilisée face à ce phénomène très nouveau. La régulation des monnaies virtuelles est souvent réclamée pour lutter contre leurs usages frauduleux, protéger les investisseurs et les échanges, mais le volume des échanges n’en fait pas encore une priorité, tandis que les innovations financières que permettent ces nouvelles monnaies virtuelles présentent aussi un intérêt quant au financement de l’économie réelle, notamment en supprimant l’intermédiation bancaire et les frais réels occasionnés, et en réduisant peut-être les risques systémiques liés à ces institutions.

Réferences

« Since we introduced Credits in 2009, most games on Facebook have implemented their own virtual currencies, reducing the need for a platform-wide virtual currency. As a result, we are updating our payments product to support pricing in local currency (ex : US dollar, British pound and Japanese yen) instead of Credits », https://developers.facebook.com/blog/post/2012/06/19/introducing-subscriptions-and-local-currency-pricing/.
Jean-Paul Domin, « La question du monopole d’émission de la monnaie : le débat banque centrale contre banque libre chez les économistes français (1860-1875) », Revue européenne des sciences sociales [Online], XLV-137, 2007.
Les informations sur le créateur de Bitcoin sont peu vérifiables.
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À propos de l'auteur

Julie de Clerck

Ancienne élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris. Avant de rejoindre Conventions, Julie De Clerck a notamment été assistante parlementaire au Sénat, puis attachée de direction à la Fondation Jean-Jaurès.