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Le juge américain est-il le diable ? À considérer le cocktail explosif qu’est susceptible de représenter, entre ses mains, la combinaison entre lois substantielles extraterritoriales, règles de compétences exorbitantes, règles de procédure redoutables et sanctions drastiques, il est compréhensible que certains ne soient pas loin de le penser. Une analyse plus approfondie des règles de droit et des pratiques, américaines d’une part, européennes et françaises d’autre part, révèle pourtant que les relations transatlantiques en matière de règlement des litiges transnationaux sont empreintes de beaucoup d’incompréhension mutuelle, mais aussi que cette incompréhension n’a jamais été aussi près de se résoudre.

Si incompréhension il y a, c’est principalement parce qu’il existe de profondes divergences entre systèmes juridiques américain et français, ou plus généralement européens. Un examen attentif établirait sans doute qu’il existe presque autant de différences entre le contentieux anglais et le contentieux américain, en dépit de l’étroit cousinage entre droits du common law, qu’il en existe entre le contentieux anglais et le contentieux français. C’est dire si, situés aux extrêmes opposés du spectre, les systèmes américain et français sont a priori incompatibles. Empreint de pragmatisme, le droit américain est tout entier tourné vers l’efficacité. Or, cette recherche d’efficacité s’effectue trop souvent, à nos yeux, au détriment du sentiment de « justice ». Ainsi le droit américain renoncera-t-il volontiers, via la transaction, à sanctionner intégralement des infractions pourtant graves, pour peu que leur auteur, par sa coopération, en facilite la découverte et le redressement. En sens contraire, le droit américain n’hésitera pas à sanctionner lourdement, voire de façon disproportionnée, via les dommages et intérêts punitifs, l’auteur d’un comportement dommageable dans un but dissuasif, au mépris de notre principe fondamental de réparation intégrale. Incontestablement, l’esprit pratique du pionnier se heurte trop souvent à l’esprit idéaliste du philosophe des Lumières, et explique le rejet presque viscéral que doctrine et pratique françaises opposent à la transaction en matière pénale, aux dommages et intérêts punitifs, ainsi qu’aux class actions, aux jury trials en matière civile, à la dicovery ou aux anti suit injunctions… Il faut ajouter à cela le sentiment vécu de notre côté de l’Atlantique – et pas toujours infondé ‑ que l’appareil juridique et judiciaire américain, sous le couvert formel d’une prise en considération de la Comity, ne se préoccupe en réalité que très marginalement du respect des souverainetés étrangères : une loi française visant à protéger les données économiques sensibles du pays, une loi suisse instituant et protégeant un secret bancaire constituant la pierre angulaire de la politique économique helvétique ne sauraient légitimement interférer dans la protection des intérêts américains et seront rapidement balayées par le juge américain exerçant une compétence pourtant extraterritoriale.

En dépit de cela, il est sans doute temps d’admettre que les torts sont partagés et de procéder à une réelle introspection pour faire la part entre les instruments contentieux américains réellement choquants, et ceux dont l’usage par le juge américain est légitime, au point qu’ils pourraient être pris comme modèles dans la reconstruction de notre droit processuel. Bien sûr, il ne saurait être question de donner aveuglément quitus à l’ensemble des règles procédurales américaines. Qui pourrait vouloir d’un jury trial en matière civile à l’heure où, en France, le fonctionnement des jurys populaires en matière pénale est tant contesté ? Qui pourrait envisager d’acclimater une discovery à l’américaine dans un pays où la protection des données personnelles prend toujours plus d’essor et où le secret des affaires reste primordial[1] ? Mais, à l’inverse, la transaction en matière pénale est-elle si aberrante quand elle contribue à réduire le nombre d’infractions impunies ? Et l’admission des class actions n’est-elle pas nécessaire, dans un contexte de globalisation, pour garantir la sanction de comportements qui, s’ils ne génèrent qu’un préjudice individuel minime à la charge de chaque victime, ont un impact lourd sur les marchés nationaux et mondiaux ?

Incontestablement, des mutations sont aujourd’hui à l’œuvre. Ces mutations résultent pour une part importante de la (bonne) volonté unilatérale des états. À plusieurs reprises, les juges américains ont prouvé leur souci d’autolimitation dans l’exercice de la compétence extraterritoriale. Si l’affaire Morrison en est l’exemple récent le plus emblématique, il est loin d’être isolé ; il reste que ce souci de restriction affiché par le juge américain est parfois contrarié par la volonté politique d’un Congrès dont les positions ne sont pas toujours aussi modérées[2]. Les juges américains ont également démontré leur sensibilité croissante à la question de la protection des données personnelles si chère aux états européens[3]. De son côté, la France, après avoir assoupli sa position à l’égard de la discovery américaine dans le cadre de la convention de La Haye[4], semble réaliser que la généralité du champ d’application de la loi de blocage qu’elle a adoptée en réaction hostile aux recherches de preuves opérées pour les besoins des procédures conduites outre-Atlantique n’est plus tenable, et qu’il est donc temps de remettre à plat l’ouvrage. Les juges français ont démontré qu’ils n’étaient nullement rebutés par les class actions initiées aux états-Unis[5]. Et la transaction en matière pénale n’apparaît plus comme l’Arlésienne du droit français. Ces efforts spontanés n’autorisent toutefois pas à ignorer la place que peut et doit jouer la négociation diplomatique dans l’évolution des relations transatlantiques en matière de contentieux. Nombreuses sont les affaires qui révèlent que le juge, qu’il soit américain ou européen, ne peut, quelle que soit sa volonté d’ouverture, régler dans la limite des pouvoirs qui lui sont dévolus toutes les difficultés soulevées par les litiges transnationaux. L’intervention des états est nécessaire. Elle peut être ponctuelle, comme cela a été le cas dans l’affaire UBS où seule la volonté d’apaisement des gouvernements américain et suisse a permis aux juridictions respectives des deux états de parvenir à une issue. Elle doit également et surtout être systématique par le développement d’instruments efficaces de coopération. Certes, nombre de ces instruments sont déjà en place, telles les conventions d’entraide en matière pénale ou civile. Mais la pratique révèle que leur fonctionnement est loin d’être optimal et que des améliorations peuvent être apportées. En outre, trop de difficultés ne trouvent pas encore de solution diplomatiquement négociée. Il est ainsi fréquent que les entreprises se trouvent confrontées à des contradictions entre les obligations que leur imposent d’un côté le système juridique américain, de l’autre le système juridique français. Aucun mode général de résolution de ces obligations contradictoires n’a été adopté, ni même discuté : les entreprises et les juges sont alors trop souvent contraints à mettre en œuvre des solutions ponctuelles qui relèvent plus du « bricolage » que de la rigueur juridique. Dans de nombreux domaines encore, des concurrences de compétence judiciaire et/ou législative existent et expliquent, sans les justifier, les chevauchements de réglementations et d’obligations. Des conventions internationales pourraient limiter ce phénomène concurrentiel[6]. Enfin, là où le phénomène concurrentiel ne peut être efficacement enrayé, la négociation internationale devrait permettre de multiplier les processus alternatifs de coopération internationale entre juridictions, qui favoriseraient une plus grande efficacité des justices étatiques[7], pour le plus grand bien commun.



[1] On songe ici, en particulier, aux discussions actuelles sur le projet de statut « Confidentiel entreprise ».

[2] Sur l’affaire Morrison : A. Blumrosen et E. Gaillard, « Les class actions et la décision Morrison », La Lettre de ConventionS, no 7, septembre 2010, p. 1-3 ; E. Gaillard, « états-Unis : coup d’arrêt aux class actions extraterritoriales », La Semaine juridique édition générale (Juris Classeur périodique édition générale), no 27, 5 juillet 2010, p. 1381 et suiv. ; et voir le Dodd Franck Act par lequel le Congrès a restitué à la SEC les pouvoirs perdus par l’effet de l’arrêt Morrison.

[3] K. A. Knapp, « Enforcement of U.S. Electronic Discovery Law Against Foreign Companies : Should U.S. Courts Give Effect to the EU Data Protection Directive ? » (19 août 2010). Consultable sur SSRN : http://ssrn.com/abstract=1661862

[4] Dès 1987, la France a limité la portée de la réserve qu’elle avait souscrite au titre de l’article 23 de la Convention pour faire obstacle à l’exécution des mesures de pre-trial discovery sollicitées dans le cadre conventionnel.

[5] Voir en particulier la position prise par la cour d’appel de Paris dans l’affaire Vivendi : CA Paris, 2e pôle, 2e chambre, 28 avril 2010, no 10/01643 et le commentaire : M. Audit et M.-L. Niboyet, « L’affaire Vivendi Universal Sa ou comment une class action diligentée aux états-Unis renouvelle le droit du contentieux international en France », Gazette du palais, no 149, 29 mai 2010, p. 11 et suiv.

[6] Voir la proposition d’E. Gaillard en faveur d’une convention de La Haye sur la loi applicable aux infractions boursières : La lettre de ConventionS, no 7, septembre 2010, p. 3.

[7] C. Kessedjian, « Le droit entre concurrence et coopération », in Vers de nouveaux équilibres entre ordres juridiques. Mélanges en l’honneur de Hélène Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 119. L’auteur relève que ces mécanismes sont déjà efficacement à l’œuvre en matière familiale, par exemple pour les enlèvements d’enfants, et qu’ils devraient pouvoir être étendus au droit des affaires.

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About the Author

Sandrine Clavel

Membre du Comité de rédaction de Conventions, Sandrine Clavel est Doyen de la faculté de droit et de science politique, Professeur à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Agrégée de droit privé et sciences criminelles.