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Le président de la banque mondiale George Woods signe la Convention CIRDI avec Aron Broches, Conseiller général de la Banque mondiale (1966)

Dans un article célèbre paru en 1986, Ibrahim F. I. Shihata, alors conseiller juridique de la Banque mondiale et secrétaire général du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), mettait en exergue l’un des mérites les plus saillants de l’arbitrage d’investissement contemporain : celui de « dépolitiser » les litiges, en créant un cadre juridique neutre apte à résoudre les conflits dans les relations directes entre États et investisseurs étrangers[1. I. F. I. Shihata, « Towards a greater depoliticization of investment disputes : the roles of ICSID and MIGA », ICSID Review – Foreign Investment Law Journal, 1986, vol. 1, p. 1-25.] .

L’apport de l’arbitrage d’investissement au droit international et aux relations interétatiques doit en effet être apprécié à l’aune de l’état de droit et de fait qui préexistait à son institutionnalisation par des mécanismes tels que ceux offerts par le CIRDI. Un exemple parlant en est le différend ayant opposé des investisseurs britanniques au roi de Sicile au sujet de l’instauration d’un monopole sur le soufre, lequel fut résolu en 1836 tandis que des navires de guerre britanniques mettaient le cap sur la Sicile… L’intervention armée, le boycott et l’embargo figuraient en effet parmi les moyens usuels « d’appui » aux exigences des investisseurs tout au long du xixe siècle. La violation des droits de l’investisseur étranger équivalait alors à une violation des droits de son État d’origine, lequel, par le moyen de la protection diplomatique, était fondé à élever en réclamation internationale les demandes formulées par son ressortissant contre l’État étranger.

L’élévation des litiges d’investissement dans la sphère des relations interétatiques devait naturellement conduire à des affrontements politiques forts entre États importateurs et États exportateurs d’investissements : d’un côté, les doctrines Calvo et Drago, développées en Amérique latine autour des années 1870-1900 en réponse aux interventions diplomatiques répétées des États du Nord, visaient à réduire les droits des investisseurs étrangers ainsi que le droit d’intervention de leurs États d’origine ; inversement, l’insistance des pays exportateurs de capitaux à faire accepter un « standard international minimum » dû aux investisseurs étrangers et le droit à une indemnisation « prompte, adéquate et effective » en cas d’expropriation cherchait à assurer une protection maximale aux biens et intérêts des opérateurs économiques agissant sur le marché international. À des degrés variables, cette opposition de principe entre les deux camps – celui des pays importateurs et celui des pays exportateurs d’investissements – marque la politique internationale en matière d’investissement jusqu’à nos jours. Elle a été particulièrement visible lors des débats aux Assemblées générales des Nations unies dans les années 1960-1970 suite aux vagues de décolonisation et aux revendications politiques des États nouvellement indépendants, aspirant à un « nouvel ordre économique mondial ». Cet affrontement idéologique est également responsable en partie de l’échec des multiples tentatives visant à créer un cadre multilatéral de l’investissement tout au long du xxe siècle.

Pour dépasser ce blocage, l’approche choisie avec la création du CIRDI en 1965 était alors pragmatique : en l’absence d’accord sur le contenu du droit international des investissements, c’était la procédure juridique qui devait apaiser les conflits en soumettant les litiges à des tribunaux arbitraux indépendants qui pouvaient être saisis directement par l’investisseur étranger. Cette intermédiation juridique présentait un double avantage. D’une part, l’investisseur ne dépendrait plus de l’appréciation politique que porterait son gouvernement sur le litige en question pour pouvoir intenter un recours international contre l’État d’accueil de son investissement. D’autre part, puisque l’État d’origine de l’investisseur n’était plus partie au litige, l’apparition d’un différend n’influerait plus nécessairement sur ses relations diplomatiques bilatérales avec l’État d’accueil de son investisseur. Les différends ainsi « dépolitisés » devaient être réglés entre conseils juridiques des deux parties sur le fondement de textes juridiques agréés préalablement d’un commun accord, soit entre l’État d’accueil et l’investisseur étranger, soit entre l’État d’accueil et l’État d’origine de l’investisseur.

De fait, l’institutionnalisation de l’arbitrage État/investisseur, conjugué à la multiplication des Accords de promotion et de protection des investissements (APPI) durant les années 1970 à 1990, ont permis d’apaiser en grande partie les débats sur le régime de l’investissement international dans les enceintes politiques mondiales. Cependant, la lacune « originelle » – i.e. l’absence d’accord politique sur l’étendue des droits des investisseurs et des contours de la souveraineté étatique – n’a pu être comblée entièrement par la voie procédurale. La tension politique sous-jacente aux différends liés aux investissements a en effet tendance à resurgir de plusieurs manières.

Tout d’abord, l’interprétation, par les tribunaux arbitraux, de dispositions parfois imprécises contenues dans les accords ou contrats d’investissement fait nécessairement pencher la balance d’un côté ou de l’autre, prêtant le flanc aux critiques d’au moins une des parties au litige. De nombreux États signataires d’accords d’investissement n’hésitent pas à remettre en question les interprétations qui en sont faites par les tribunaux arbitraux, surtout quand elles sont contradictoires. Dans des cas extrêmes, ces critiques peuvent culminer en une remise en question intégrale du régime juridique de l’investissement international existant, conduisant ces États à refuser l’exécution des sentences arbitrales, à dénoncer leurs APPI ou à se retirer des mécanismes d’arbitrage tels que ceux du CIRDI. L’argumentaire redevient donc plus politique que juridique et le conflit réapparaît sur la scène interétatique puisque des conventions conclues entre États souverains sont remises en question.

En outre, avec la mondialisation de l’économie et le développement de flux d’investissements croisés, des États traditionnellement exportateurs d’investissements se sont également retrouvés en position de défendeur dans des arbitrages d’investissement suite à la mise en œuvre, sur leur territoire, de mesures adoptées à des fins d’intérêt général. Les autorités politiques acceptent difficilement que soient remis en question leurs actes juridiques devant un tribunal arbitral composé de trois arbitres. Les États d’Amérique du Nord en ont fait l’expérience dès le début des années 1990, d’autres, comme l’Allemagne, l’ont fait plus récemment. Il en résulte parfois, surtout si les médias locaux s’emparent d’affaires emblématiques, une « repolitisation » du sujet au niveau national. Les premières réactions sont alors souvent proches de celles exprimées par les États d’Amérique latine à la fin du xixe siècle : pourquoi un investisseur étranger serait-il mieux traité qu’un opérateur économique national ? Pourquoi n’appartient-il pas à nos juridictions nationales de connaître du litige ?

Enfin, la mobilisation de la société civile et les échanges d’informations dans une économie mondialisée, suite aux évolutions observées précédemment, rendent de plus en plus difficile l’approche purement technique et procédurale du contentieux international relatif à l’investissement. Nous l’avons constaté lors des négociations relatives à un accord multilatéral sur l’investissement à l’OCDE durant les années 1990 ; nous le constatons aujourd’hui lorsque le sujet est débattu dans les enceintes du Parlement européen. Le régime juridique de l’investissement international peut en effet potentiellement avoir des incidences dans le domaine social et environnemental, sur les politiques de santé et en matière culturelle, voire même sur l’organisation de la justice au sein des États. L’aspect politique du sujet ne peut dès lors plus être entièrement ignoré.

Afin de garantir la pérennité du système, quelques aménagements pourraient éventuellement y être apportés. Dans la mesure où plusieurs de ces amodiations devraient provenir des États, ceux-ci ne pourront faire l’économie d’une certaine réappropriation politique des thématiques d’investissement. À l’évidence, un accord global sur le contenu matériel du droit de l’investissement international ne semble pas envisageable à court et moyen terme. Ceci étant, une politique des petits pas permettrait peut-être d’améliorer certaines caractéristiques du régime actuel de l’arbitrage d’investissement dans le but d’asseoir sa légitimité en le rendant plus acceptable, clair, performant et prévisible pour tous les acteurs concernés.

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About the Author

Andre von Walter

Diplômé de l'École Nationale d'Administration, titulaire d'une maîtrise en droit français et allemand (LLM) et d'un DEA de droit international économique de l'Université Paris I - Sorbonne.
Ancien conseiller à la Direction Générale de la Mondialisation, du Développement et des Partenariats au Ministère des Affaires Étrangères et Européennes, France.
Il a récemment rejoint la Direction générale du commerce extérieur de la Commission européenne, où il est chargé des questions de droit et de politique de l'investissement international.