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The Louvre building designed by Jean Nouvel (Abu Dhabi)

La France est un pays de tradition, guidée encore à l’heure actuelle par des principes qui remontent parfois au du Moyen Âge. Le principe d’inaliénabilité des biens du domaine public est l’un des exemples de cet attachement à des valeurs anciennes, comme le rappelle Hervé de Gaudemar : « l’inaliénabilité du domaine public est un mythe conceptuel durable du droit public français, une évidence se prévalant d’une longue tradition[1. L’inaliénabilité du domaine public, une nouvelle lecture, Revue Lamy Droit et Patrimoine, 2009.]».

Ce principe est formulé à l’article 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques dans les termes suivants « Les biens des personnes publiques qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles. » Plus spécifiquement, la loi du 4 janvier 2002, codifiée à l’article 451-5 du Code du patrimoine, affirme que « Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables. »

Or, avec le développement de partenariats culturels européens et internationaux et plus spécialement à l’occasion du projet « Louvre Abou Dhabi », ce statut particulier du bien public et notamment des œuvres d’art revêt une importance singulière pour les musées français dans leur collaboration avec des institutions étrangères. Il joue également un rôle non négligeable dans les relations diplomatiques entre états, par exemple à travers la question des restitutions. Cher aux Français, le principe d’inaliénabilité des œuvres d’art n’est pas pour autant universel, comme le montre un panorama de la question à l’étranger ; il demande peut-être à être reformulé en fonction de ces nouveaux enjeux de relations internationales.

C’est au xive siècle que le roi s’est vu retirer le droit d’aliéner les biens du domaine de la Couronne. L’édit de Moulins, en 1566, institutionnalise par la suite cette règle, qui s’appliquait alors aux grands domaines tels que les forêts royales, les chemins publics, les fleuves ou les rivages de la mer.

Sous la Révolution, la confiscation des biens du clergé, des biens des émigrés et la suppression des académies vont permettre l’enrichissement des collections nationales. Cette période est marquée par une prise de conscience de la nécessité de conserver les œuvres et de stopper les destructions massives. C’est ainsi que la question de la protection des œuvres d’art va voir le jour et donner naissance à certains musées tels que le Louvre.

Les œuvres d’art sont inaliénables et imprescriptibles, elles ne peuvent être cédées tant à titre gratuit qu’onéreux et ne sont pas susceptibles de prescription. Le statut juridique des œuvres d’art pourrait donc à l’heure actuelle sembler clair et dénoué de tout débat. En réalité, cette règle est sujette à controverse. La solution française, en effet, a toujours été dictée par l’utilité publique du bien : une collection publique est d’intérêt public car elle s’attache à la conservation des œuvres, or la conservation ne peut se faire que dans un système où l’aliénation n’existe pas.

Cette interdiction a toutefois fait l’objet d’aménagements. Tout d’abord, il existe une procédure de déclassement du bien après avis d’une commission scientifique nationale des collections composée de trente-cinq experts. C’est dans ce cadre qu’ont été transférés en 2009 cinq fragments de la tombe de Tetiky, prince de la XVIIIe dynastie égyptienne, qui avaient été acquis de bonne foi par le musée du Louvre. À la suite de la redécouverte de la tombe, des doutes sont nés sur la légalité de leur sortie du territoire égyptien. La Commission scientifique nationale des musées de France a ainsi émis un avis sur la provenance des fresques et leur sortie des collections du musée du Louvre. Cet avis s’est déclaré favorable au déclassement des œuvres et ces fragments ont pu réintégrer leur lieu d’origine. La deuxième exception au principe d’inaliénabilité est l’intervention d’une loi spéciale, dont on peut citer deux exemples : la tête de Maori restituée à la Nouvelle-Zélande et la Vénus Hottentote à l’Afrique du Sud. La tête, entrée dans les collections du musée de Rouen à la fin du xixe siècle, avait été donnée par un collectionneur. La délibération du conseil municipal de Rouen, qui décida de la rendre au peuple maori, était significative de l’importance diplomatique de ces restitutions, notamment dans un contexte de réparation de l’histoire coloniale. Le recours aux restitutions devient parfois même un pré-requis à une bonne entente entre états, avec des conséquences concrètes pour les chercheurs et les institutions culturelles. L’égypte par exemple n’accorde plus d’autorisations de fouille qu’à ceux qui ont donné suite à ses revendications. De même, la Vénus Hottentote, ancêtre de la communauté khoisan, a été rendue à l’état sud-africain à la suite d’une demande officielle adressée à la France par l’ambassadrice d’Afrique du Sud en 2000. S’agissant des restitutions, il existe de nombreux modes alternatifs de règlement des litiges et différentes pratiques dans le monde entier. En ce domaine, les professionnels ne manquent pas d’imagination, comme le montre l’affaire des Noces de Cana : alors que l’original est convoité par l’Italie, un artiste a proposé de réaliser une copie de la toile de Véronèse, et de l’installer dans le réfectoire du monastère de l’île San Giorgio Maggiore à Venise, où l’original se trouvait avant d’avoir été emporté par Napoléon.

De nombreux pays appliquent un système équivalent : tel est le cas de la Belgique, de l’Italie, de l’Espagne et de l’Allemagne. En Suède, il n’y a pas de reconnaissance juridique du principe mais dans la pratique l’aliénation des œuvres d’art n’a jamais été mise en œuvre. À ces pays, sont opposés le Danemark, les Pays-Bas et les pays anglo-saxons où l’aliénation est permise à des degrés divers. Au Danemark, l’aliénation est autorisée seulement à titre gratuit et avec l’accord du ministre compétent, ce qui évite toute dérive purement mercantile. Les Pays-Bas ont, quant à eux, adopté un code pour réglementer les cessions d’œuvres d’art. Au Royaume-Uni, une distinction existe entre les types de collections : locales, caritatives, fiduciaires et nationales. S’agissant des collections nationales, le Parlement autorise l’aliénation pour les objets en double, les copies, les objets impropres à la conservation et ceux qui sont endommagés. Cela ne concerne que les musées nationaux tels la Tate Gallery, le British Museum ou encore la National Gallery. Les autres musées peuvent imposer l’inaliénabilité des collections, mais, contrairement aux musées nationaux, il s’agit d’une simple possibilité. Outre-Atlantique, les musées américains sont pour la plupart des sociétés à but non lucratif ou dirigées par des associations ou des trusts. La pratique du deaccessoning (déclassement) est courante, elle répond à différents objectifs : l’enrichissement des collections, les difficultés financières ou matérielles des musées, ou la tenue d’engagements légaux ou éthiques par le biais des restitutions. Le plus souvent, l’aliénation se pratique dans le but d’acquérir de nouvelles œuvres. Il existe donc des variations dans l’application du principe de l’inaliénabilité des œuvres selon les pays.

En France, une réflexion a également été menée sur la possibilité pour l’état de renouveler ses collections en faisant évoluer ce principe. Celle-ci a donné lieu en 2008 à un rapport, intitulé « Réflexion sur la possibilité pour les opérateurs publics d’aliéner des œuvres de leurs collections »,dans lequel Jacques Rigaud confirme l’importance du principe d’inaliénabilité des œuvres d’art en France, considérant que l’état n’est pas un collectionneur ordinaire puisqu’il est investi d’une mission fondamentale : la préservation du patrimoine culturel français. Abordant la question des réserves des musées, les « fonds dormants », le rapport souligne leur légitimité : d’incroyables richesses se révèlent parfois tardivement, comme le montre l’ouverture prochaine au musée du Louvre d’un nouveau département consacré aux arts de l’islam. De la même manière, le projet du musée d’Orsay n’aurait pu être conçu et réalisé si les peintures dites « pompiers » de la seconde moitié du xixe siècle avaient été vendues ou dispersées une fois passées de mode. Justifiant la priorité donnée à l’intégrité des collections, le rapport rappelle également le lien entre inaliénabilité et imprescriptibilité : un bien public peut être réclamé sans aucune indemnisation à un acheteur, même si celui-ci est de bonne foi, et cette action n’encourt pas d’échéance. Toutefois, le rapporteur Rigaud souligne l’intérêt de mettre en œuvre la procédure de déclassement de certains biens, dans des conditions encadrées, afin de ne pas rester figé dans une interdiction absolue.

Au musée du Louvre, ce principe d’inaliénabilité est d’actualité dans le cadre du projet « Louvre Abou Dhabi » issu de l’accord intergouvernemental signé le 6 mars 2007. Ce partenariat a pour finalité la conception d’un nouveau musée qui acquerra progressivement sa totale autonomie. Ce nouveau lieu à vocation culturelle va acquérir des œuvres de très haute qualité afin de constituer une collection de tout premier plan. Certaines œuvres des collections publiques vont être prêtées pour une durée de dix ans à compter de l’ouverture du musée en 2013, mais il ne s’agit pas là de ventes des œuvres des collections publiques. Parallèlement, une politique d’acquisition va être mise en place auprès de fonds privés, par exemple le musée d’Abou Dhabi a déjà acquis six œuvres issues de la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Cette acquisition permanente se fait avec l’aide scientifique d’une commission française des acquisitions.

Ainsi, le musée du Louvre tente de sensibiliser la partie émirienne, pour éviter toute dérive lorsque celle-ci acquerra une autonomie totale, à des conceptions françaises du fonctionnement des musées. D’une certaine façon, il s’agit donc aussi, par ce partenariat, de transmettre et d’exporter avec les œuvres une partie de notre droit, et notamment ce fameux principe d’inaliénabilité aux collections acquises par le musée d’Abou Dhabi, avec l’appui scientifique du musée du Louvre afin d’assurer la pérennité du fond. La constitution progressive dans l’émirat d’un fond riche et durable constitue le résultat espéré par le musée parisien, ce dernier souhaitant s’opposer à une vision mercantile du musée.

Une métamorphose des musées s’est amorcée depuis la fin des années 1990, ils sont incontestablement aujourd’hui des pôles culturels vivants. L’internationalisation du monde muséal peut poser des difficultés de compréhension mutuelle mais aussi favoriser la transmission et l’échange de règles. Cette ouverture sur le monde est significative de la richesse du patrimoine culturel mondial et d’une volonté grandissante de partage et de collaboration.

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À propos de l'auteur

Charlotte Schiffer

Avocate - Droit de la propriété intellectuelle - Cabinet Barnett Avocats (Marc-Olivier Deblanc)