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FreetownL’Afrique, qui comprend la majorité des conflits traversant le monde, dépassera 1 milliard d’habitants en 2010. Elle connaîtra également une croissance économique supérieure à la moyenne mondiale, l’ouverture de marchés financiers nouveaux, un secteur bancaire en plein développement, de réseaux régionaux haut débit et la construction de nombreuses infrastructures routières et ferroviaires.

Les investisseurs, capital-risqueurs et entreprises internationales souhaitant s’implanter dans ce qu’ils qualifient de « marchés frontières » – au-delà des marchés développés et stables –, admettent en général posséder un grand nombre de propositions de projets aux rendements potentiels élevés. Pourtant, ils franchissent rarement le pas, préférant se concentrer sur les économies émergentes en excluant les pays fragiles et surtout ceux sortant de conflit. Le risque est l’une des clés de ce paradoxe décisionnel.

Quels sont les principaux risques ?

Deux types de risques se superposent. Le premier est d’ordre informationnel, puisque si les projets et propositions d’investissement sont parfois attractifs sur papier, ils sont difficiles, voire impossibles à évaluer dans des pays où les réseaux économiques et sociaux ont été fortement perturbés. Dans les pays post-conflit, il n’existe aucune structure capable de répondre aux besoins d’information des investisseurs, aucune donnée fiable et peu de partenaires au passé d’investissement, ou track record, suffisant. Ceux qui font un effort pour combler ce manque, tels le Liberia, la Sierra Leone et la Côte d’Ivoire, peinent encore à attirer les financements internationaux.

Il existe ensuite, au-delà des risques politiques connus, un problème fondamental de protection des droits de propriété. Les mécanismes juridiques et sécuritaires font défaut dans les pays fragiles dans des proportions souvent extrêmes – ainsi, il n’existait aucune prison fonctionnelle en Guinée-Bissau jusqu’en 2009, lorsque les Nations unies en ont payé la construction. Seuls les contrats négociés au niveau politique et dans des domaines sensibles bénéficient d’une protection relative, parfois au prix de contournements en matière de gouvernance. Ces contrats concernent les entreprises qui ont une approche « approvisionnement » pour l’extraction de matières premières, ou « fourniture » en réponse à des appels d’offre dans les infrastructures. L’écrasante majorité des entreprises, qui ont simplement une approche « client » de développement des marchés locaux, manque cruellement de protection.

Quels sont les systèmes de protection existants ?

Il existe peu de moyens de protéger les entreprises dans des économies très fragiles. La connaissance du terrain et les partenariats y sont la clé d’investissements réussis et d’une présence durable. Quelques entreprises françaises comme CFAO ont construit leur succès depuis des décennies sur ce constat.

Certains instruments existent cependant face aux risques d’expropriation, de rupture de contrat ou de troubles civils notamment. La Société financière internationale accorde des prêts, et l’Agence multilatérale de garantie des investissements (MIGA) des garanties. Au niveau régional, la Banque européenne d’investissement offre des financements vers les états fragiles. Au plan national, des agences publiques telles que PROPARCO ou l’AFD en France, DEG/KFW en Allemagne, ou FMO aux Pays-Bas proposent prêts, participations et garanties ainsi qu’un partage d’expertise. Toutefois, ces soutiens sont limitatifs tant au plan géographique (couverture insuffisante sur les états post-conflit) qu’au niveau des projets soutenus, qui touchent essentiellement aux infrastructures.

Comment les entreprises et les pouvoirs publics peuvent-ils changer cet état de fait ?

L’ensemble des partenaires gagneront à ce que le traité relatif à l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (OHADA, 1993) soit soutenu. Avec seize états parties, ce traité ouvre la voie à des actes uniformes dans tous les domaines : droit commercial général, des sociétés et des sûretés, procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution, et droit de l’arbitrage. En plus d’un soutien financier indispensable à l’OHADA, une assistance technique est nécessaire pour les pays manquant cruellement d’expertise – surtout les états post-conflit parties à ce traité tels que la Centrafrique, les Comores, le Congo, la Côte d’Ivoire, la Guinée ou le Tchad.

Un autre moyen de réduire progressivement les risques consiste à renforcer la responsabilité sociale des entreprises actives dans les pays fragiles. Le Pacte mondial des Nations unies offre ainsi aux entreprises volontaires des principes et des engagements, dans le domaine des Droits de l’homme, des normes du travail, de l’environnement et de la lutte contre la corruption. L’« Outil de l’OCDE de sensibilisation au risque destiné aux entreprises multinationales opérant dans les zones à déficit de gouvernance » (2006) apporte des conseils pour réduire certains risques, notamment pour appliquer les instruments de lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales.

Au niveau informationnel, les services publics d’intelligence économique pourraient proposer un soutien stratégique approfondi au-delà du territoire national. Le recours croissant aux sociétés de conseil privées sur les risques politiques, très présentes dans les pays anglo-saxons, est une autre tendance forte. En France, ce type d’activités est en plein développement traduisant un rapprochement entre la sphère publique et le secteur privé, mais qui doit être utilisé de manière responsable.

Ensuite, tout comme les accords conclus récemment par la Chine en Afrique associent partiellement leur aide à des investissements privés chinois (package deals), l’AFD et PROPARCO pourraient associer les entreprises françaises. Bien sûr, l’aide-projet est aujourd’hui déliée, c’est-à-dire que ses concours ne présupposent pas que les travaux financés émanent de prestataires français. Toutefois, on peut envisager, pour les pays bénéficiaires dont le système économique est très déficient, un meilleur partage d’information sur les projets financés et les passations de marchés. Les entreprises françaises devraient dans cette optique améliorer leur réactivité, en créant par exemple des Groupements d’intérêt économique (GIE) entre fournisseurs et exportateurs.

Enfin, des initiatives plus innovantes pourraient être étudiées, telles que les partenariats entre le secteur privé et les grands fonds multilatéraux pour les pays fragiles, y compris par des projets conjoints, ou encore par la création de Peace Funds, qui permettraient d’investir de façon groupée, en bénéficiant de l’expertise spécifique de comités d’investissements locaux.

Y a-t-il un risque moral pour l’entreprise à travailler dans des états aux régimes non démocratiques ?

Les outils de responsabilité sociale apportent des éléments de réponse concernant le respect de la loi et des instruments internationaux, une vigilance accrue dans la gestion, une attention particulière aux partenaires commerciaux ou encore le comportement à adopter face aux mauvaises pratiques.

Dans le cas des industries extractives, on sait que les économies reposant sur les ressources primaires connaissent plus de troubles civils. Les multinationales opérant dans ce secteur procurent d’importantes recettes au gouvernement et, comme le note l’OCDE, ces paiements peuvent contribuer à financer la violence ou à la motiver. Il convient donc de soutenir les efforts internationaux, notamment par l’Union européenne, dont l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE), formalisée à la Conférence internationale de Doha en 2009. Les pays qui appliquent l’ITIE, tel le Liberia, devraient être des candidats privilégiés pour les investisseurs dans ce domaine ; à l’inverse, un risque moral se pose envers les pays riches en matières premières qui n’en sont pas partie (Tchad, Guinée-Bissau et Soudan).

Au-delà, le choix de faire des affaires dans un régime instauré par la force et qui perdure de façon inconstitutionnelle, par exemple la Guinée depuis fin 2008, peut soulever des dilemmes moraux pour les investisseurs et les entrepreneurs. Sans doute, tout comme dans le domaine moral il faut tenir compte des exigences de l’économie, dans le domaine économique – surtout dans les pays en guerre ou qui en sortent – il faut s’ouvrir aux questions morales et s’assurer que l’activité mise en place honore et promeuve la dignité de la personne humaine. Ce travail revient à la direction et aux responsables de la stratégie des entreprises concernées.

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À propos de l'auteur

Julien Serre

Julien Serre est membre du Comité de rédaction de Conventions.
Ancien conseiller au Fonds de consolidation de la paix des Nations Unies, il est désormais en poste à la Banque européenne d'investissements.